Où va le Cachemire ?
Propos recueillis par Emmanuel Chicon Propos recueillis par Emmanuel Chicon
Vieux de plus d’un demi-siècle, le contentieux qui oppose l’Inde et le Pakistan au Cachemire a connu ces derniers mois un regain de tension. Le contexte est inquiétant : les deux protagonistes sont désormais dotés de l’arme nucléaire. A la veille des élections au Parlement cachemiri, l’universitaire Jean-Luc RACINE revient sur les raisons du conflit.
En mai dernier, alors que la tension militaire montait de nouveau entre les deux frères ennemis – désormais puissances nucléaires, issus de la partition des Indes britanniques en 1947, le monde occidental a redécouvert une question aussi vieille que le conflit israélo-palestinien : le Cachemire. Divisé depuis le premier conflit indo-pakistanais par une ligne de cessez-le-feu (dite ligne de contrôle ou LOC) établie sous l’égide de l’ONU en 1949, cette région himalayenne est en proie, sur le territoire contrôlé par New-Dehli, à une « sale guerre » opposant les forces de sécurité indiennes à des groupes armés, dont le cycle infernal aurait tué entre 35000 et 60000 civils en l’espace d’une décennie. Si un ballet diplomatique emmené par les Etats-Unis a mis fin à la tempête annoncée du printemps, la situation sur le terrain n’a guère évolué. Alors que les Cachemiris vont se rendre aux urnes, côté indien, pour élire leurs députés à la fin du mois, et à l’occasion de la parution d’un ouvrage lumineux qu’il consacre à la question(1), Jean-Luc Racine, directeur de recherches au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, revient sur les dynamiques complexes qui travaillent un territoire sur lequel plane désormais l’ombre portée des événements du 11 septembre 2001.
La Médina : Pour quelles raisons l’Inde et le Pakistan s’obstinent-ils à ne pas résoudre leur contentieux au Cachemire ?
Jean-Luc Racine : Le conflit qui oppose Indiens et Pakistanais est d’essence avant tout identitaire. Au Cachemire s’affrontent deux conceptions de la nation. Le Pakistan considère que ce territoire aurait dû lui revenir, puisque l’ancien Etat princier reste majoritairement musulman, tout en lui étant contigu(2). La logique indienne est inverse. Elle repose sur les principes inscrits dans la constitution de 1950 qui définissent la République indienne comme un Etat « séculariste » (autrement dit multiculturel et multireligieux) et non pas hindou. L’existence dans les limites du territoire indien d’un Etat à majorité musulmane ne fait que conforter cette idée.
En outre, au fil des cinquante dernières années, le Cachemire a été le lieu par excellence où s’est construit l’image négative du voisin. Par le maintien de leur présence au Cachemire, le Pakistan estime que les Indiens n’admettent pas la logique de la partition, ni l’existence du « pays des purs ». C’est ce sentiment d’une patrie en danger qui sert à légitimer le pouvoir de l’armée. L’Inde, quant à elle, est convaincue qu’au Cachemire, les Pakistanais avancent masqués et utilisent des forces supposées autonomes pour affaiblir son grand voisin, comme ce fut le cas en 1965 ou en 1999. Et on connaît parfaitement le rôle qu’ont joué les services secrets militaires pakistanais (l’ISI) pour développer l’insurrection qui a démarré au Cachemire indien en 1989. D’abord en soutenant le JKLF(3), dont la ligne idéologique est vite apparue trop indépendantiste. En favorisant, ensuite, de nouveaux groupes armés comme le Hizb Ul-Mujahideen, composé de militants proches de la branche cachemirie du parti islamiste pakistanais Jamaat-i-Islami. Au milieu des années 1990, enfin, l’ISI a instrumentalisé et entraîné dans des camps basés du côté pakistanais de la LOC, de nouvelles formations opérant au Cachemire, telles que l’Harkat-Ul-Ansar ou les Lashkar-e-Taiba.
Avec les événements du 11 septembre et la lutte contre le terrorisme mondial orchestrée par les Etats-Unis, a-t-on assisté à une nouvelle internationalisation de la question du Cachemire ?
Dés le premier conflit [1947-1949], les Indiens ont déposé une plainte contre le Conseil de sécurité des Nations Unies en se présentant comme victimes d’une agression. L’ironie de l’histoire veut que ce soit l’Inde qui ait voulu, la première, internationaliser cette question, pour refuser, par la suite, d’appliquer les résolutions onusiennes portant sur la tenue d’un référendum au Cachemire, au nom du principe de la pluralité et de l’indivisibilité de la nation indienne. Or la diplomatie pakistanaise a systématiquement invoqué le « droit à l’autodétermination » pour plaider la cause des Cachemiris dans les cénacles onusiens.
Les événements du 11 septembre ont changé la donne, en permettant aux Indiens d’internationaliser à nouveau la question cachemirie…à leur manière. Désormais, New-Dehli entend attirer l’attention de la communauté internationale sur le terrorisme au Cachemire, mais pas sur la question du Cachemire en tant que telle, puisqu’elle considère toujours qu’il s’agit d’un problème interne où, au plus, bilatéral. A la tête du Pakistan, devenu un allié essentiel des Américains dans leur lutte contre les talibans et les réseaux Al-Qaida, le général-président Pervez Mousharraf ne peut plus, de son côté, prétendre combattre le terrorisme en Afghanistan, tout en ignorant celui qui sévit au Cachemire indien.
Comme la LOC n’a pas le statut de frontière, les autorités pakistanaises ont toujours récusé la notion de terrorisme transfrontalier jusqu’à l’attentat du 1er octobre 2001 commis contre l’Assemblée de Srinagar – capitale du Cachemire indien, NDLR–, que Mousharraf a qualifié, pour la première fois, « d’acte terroriste ». Un mot que l’on retrouve désormais dans la presse pakistanaise, qui désignait exclusivement jusqu’alors les moujahidin qui franchissaient la LOC comme des freedom fighters (combattants de la liberté). Mousharraf a confirmé ce changement de discours. Début 2002, il s’est engagé à mettre un terme de façon « permanente » et « vérifiable » aux « infiltrations transfrontalières ». A supposer que les groupes terroristes opérant au Cachemire cessent leurs activités (ce qui n’est pas encore avéré, comme en attestent les attentats meurtriers commis contre des civils indiens en mai et août), la question de savoir pourquoi les Cachemiris se sont rebellés contre l’Inde en 1989 ne sera pas, pour autant, résolue…
Quelles sont les forces politiques sur lesquelles peut s’appuyer la société civile cachemirie et que veulent-elles ?
Les Cachemiris restent divisés et sans véritable leader charismatique. Les pro-indiens se rangent derrière la Conférence nationale de Farouq Abdullah, qui détient actuellement la majorité des sièges à l’Assemblée de Srinagar. Les pro-pakistanais et les indépendantistes se sont regroupés en 1993 au sein de la All Party Hurriat Conference (APHC), un conglomérat d’une vingtaine d’organisations politiques (dont la vitrine politique du JKLF dirigée par Yacin Malik), religieuses ou sociales, qui milite pour la tenue d’un référendum, mais dont les lignes politiques et idéologiques sont diverses. L’assassinat au mois de mai d’Abdul Ghani Lone, l’un des sept dirigeants de l’APHC, favorable à la recherche d’un compromis politique avec l’Inde, témoigne des divisions qui règnent dans le camp opposé aau stati-quo. Lone, ancien membre du Congrès indien(4) est un exemple type de Cachemiri qui, face à la gestion problématique par l’Inde du Jammu-et-Cachemire, est devenu un chef séparatiste musulman modéré. En fait, les forces politiques cachemiries reprochent à l’Inde de n’avoir jamais respecté ses promesses, à savoir une autonomie très élargie garantie par l’acte d’accession signé par le Maharadjah en 1947, confirmée par l’article 370 de la constitution indienne de 1950, mais qui a été progressivement grignotée par New-Dehli, avec l’accord d’une partie de la classe politique cachemirie.
Le gouvernement fédéral indien semble néanmoins soucieux de faire oublier sa calamiteuse gestion des émeutes antimusulmanes qui ont endeuillé l’Etat du Gujarat en février-mars, en affichant, au Cachemire, sa volonté de promouvoir un certain pluralisme politique…
Dans la perspective des élections qui se tiendront à la fin du mois, et avec l’idée de créer un champ politique cachemiri plus ouvert, New-Dehli a mis en place un comité para-gouvernemental chargé d’établir des contacts avec les séparatistes cachemiris de l’APHC, afin de les encourager à présenter des candidats (alors qu’ils ont boycotté le scrutin de 1996). Les membres de l’APHC considèrent que les élections n’auraient de sens que si elles s’integraient dans une négociation de fond sur le statut du Cachemire. plus ouvert est une déclaration très récente du mirwaiz Farooq (l’imam de la grande mosquée de Srinagar), personnalité modérée très populaire parmi les Cachemiris. À l’heure de la clôture des listes, l’AHC n’aura pas de candidats officiels, mais elle comptera peut-être des candidats masqués.
Conscient de l’impact des élections, le gouvernement indien cherche à organiser des élections crédibles, et à éviter la répétition du scénario de 1996, lorsque les forces de sécurité indiennes ont été accusées de pousser les électeurs vers les urnes. Mais je vois mal le parti nationaliste hindou (BJP), actuellement au pouvoir en Inde et taraudé par son aile dure, accepter une très grande autonomie : depuis sa création en 1991, le BJP n’a jamais caché sa volonté d’abroger l’article 370…
1) Jean-Luc Racine, Cachemire, au péril de la guerre, éd. Autrement, collection CERI, en librairie le 4 octobre. J.L. Racine est également l’auteur de La Question identitaire en Asie du Sud (Editions de l’EHESS, 2001).
2) Lors de la partition de l’Empire des Indes britanniques, le maharadjah du Cachemire, Hari Singh, a opté pour le rattachement de son Etat, majoritairement musulman à l’Inde, attaqué par des insurgés venue du Pakistan. Ainsi commença le premier conflit indo-pakistanais.
3) Front de libération du Jammu-et-Cachemire. Fondé en 1977 par Amanullah Khan, ce mouvement cachemiri a été le premier à commettre des attentats contre l’Inde. Au milieu des années 1990, le JKLF s’est divisé entre les partisans de la lutte armée basés côté pakistanais et les défenseurs d’une solution politique, côté indien.
4) Parti politique qui a dominé la vie politique indienne jusqu’à l’alternance de 1998 qui a vu accéder au pouvoir en Inde, le parti nationaliste hindou (BJP), dont est issu l’actuel premier ministre Atal Vajpayee.

