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Voyage en « Arabie Heureuse »

Si vous recherchez le dépaysement le plus étonnant que l’on puisse espérer aujourd’hui dans le monde arabe, si vous êtes sensibles à la chaleur de l’accueil réservé au voyageur en terre d’islam, indice d’une ouverture d’esprit inégalée sur laquelle le temps n’a pas de prise, rendez-vous sans tarder au Yémen… vous vivrez heureux en Arabie, inch’Allah, comme j’ai pu l’être ces dernières semaines.

Si le Yémen est encore considéré comme un pays moyenâgeux, à l’économie sinistrée, on ne doit pas se tromper sur les véritables raisons du retard de son développement par rapport aux autres pays de la région. Souvent incriminée, la fermeture du Yémen du Nord aux influences étrangères n’a été le fait que des deux derniers imams d’une monarchie zaydite(1) qui s’est maintenue pendant plus de mille ans au pouvoir, jusqu’à la révolution de 1962 et l’avènement de la république. Toute l’histoire de l’Arabie du sud, depuis son âge d’or pendant l’antiquité préislamique jusqu’à l’époque contemporaine, a été, au contraire, marquée par les influences successives des nombreuses et longues périodes d’invasion et d’occupation étrangères.
Ce riche passé fait du pays, par sa diversité ethnique, par la hiérarchisation de la société en castes et par la prépondérance du système tribal, le dernier des pays arabes traditionnels. La population, constituée de sédentaires fixés au sol de longue date, conserve jalousement son code d’honneur tribal dont les principales règles sont les suivantes : le courage au combat, le respect de la parole donnée, l’interdiction de frapper un ennemi dans le dos, l’impossibilité de pardonner une insulte, le devoir de venger le sang versé par un ennemi, la protection du faible, de la femme et des gens du livre ; du voisin, de l’invité ou de celui qui demande refuge et asile. Toute infraction commise envers ces personnes amènerait le déshonneur sur le clan et exigerait réparation. De fait, j’ai été touché par ce sens de l’hospitalité, par cette politesse naturelle qui font que votre voisin vous offre votre repas au restaurant parce que vous avez échangé quelques mots dans sa langue, ou que l’on paye votre course à bord d’un de ces minibus collectifs, appelés dabbabs, en simple signe de bienvenue.
Dans ce contexte, l’islam, lorsqu’il arrive au Yémen, va s’adapter à une institution tribale déjà établie, les grandes confédérations tribales étant trop attachées à leur indépendance pour accepter leur intégration dans un ensemble étatique plus large où une législation à base religieuse remplacerait les coutumes traditionnelles. L’islam est néanmoins la religion d’Etat, ce que l’on perçoit à travers tout un univers symbolique et normatif, et les Yéménites aiment citer le hadith qui déclare : « la foi est yéménite et yéménite est la sagesse ». Le pays possède sans doute la plus grande concentration de mosquées au monde et je suis presque désolé, de retour à Paris, de ne plus entendre résonner la voix des muezzins, par haut-parleurs interposés, cinq fois par jour.
« Il faut voir Sanaa, même si le voyage est long », dit un proverbe arabe à propos de la « perle de l’Arabie Heureuse ».
La rencontre avec Sanaa al-qadimah, « l’ancienne », l’authentique, restera le point d’orgue de mon trop court séjour. Après quelques semaines passées au sein de la vieille cité aux 64 minarets, l’émerveillement reste de mise, entretenu, au détour d’une ruelle, par l’animation du souk, la splendeur des maisons tours, véritables œuvres d’art architectural et de décoration, uniques dans le monde arabe, la densité des minarets qui s’élancent vers le ciel, l’incongruité de la verdure de ses jardins intérieurs aperçus dans l’entrebâillement d’une lourde porte en bois sculpté, les mille et un bruits qui mêlent les rires des enfants aux cris des marchands ambulants, aux fameuses tasâbih(2) et aux désormais inévitables klaxons.
A l’intérieur de l’enceinte, je me suis aventuré dans l’entrelacs des ruelles qui m’a paru inextricable, mais pour les habitants ce réseau obéit à une logique constante, car tous les chemins mènent aux deux pôles de la vie urbaine : la mosquée et le marché.
La grande mosquée, al-Jami’ al-Kabir, compte parmi les monuments les plus anciens de l’islam. Le bâtiment originel fut édifié sur les instructions du prophète Mohammed lui-même, en 630. Elle fut agrandie entre 705 et 715 par le calife omeyyade Walid 1er. Les deux minarets doivent leur aspect à la restauration ayyûbide de 1266. En 1603, un gouverneur ottoman construisit au milieu de la cour un édifice carré à coupole pour abriter les archives waqf. En 1973, lors d’une dernière restauration, on découvrit des centaines de parchemins ensevelis sous la poussière, certains portant des versions très anciennes du Coran, désormais restaurés et conservés dans une bibliothèque.
Une promenade quotidienne dans les souks est un plaisir auquel j’ai rarement dérogé. Il faut se faufiler à travers les ruelles bordées d’échoppes achalandées, d’étalages d’épices et d’aromates, traverser le souk de la myrrhe et de l’encens, dont les odeurs flottent dans l’air, celui des céréales ou les entrepôts de café. S’arrêter quelques instants au comptoir d’une boufia pour déguster un thé brûlant parfumé à la cardamome et échanger les formules de politesse d’usage avec quelques flâneurs qui vous prennent aussitôt par la main pour vous conduire chez eux. Plus loin encore, des fabricants de jambiya se servent de la gomme arabique comme colle pour souder la lame à la corne. Cet artisanat traditionnel s’est maintenu à l’intérieur comme à l’extérieur du souk, bien que la plupart des nouveaux boutiquiers du marché soient d’anciens émigrés de retour des pays du Golfe, de l’Arabie Saoudite et de L’Ethiopie.
Après le coucher du soleil, le spectacle est digne d’un compte des Mille et une Nuits : chaque maison, illuminée de l’intérieur, rivalise avec sa voisine par la beauté de ses vitraux et les quelques échoppes encore ouvertes et éclairées d’une faible lueur laissent entrevoir des scènes de la vie nocturne pour ces Yéménites grisés par une journée de qat, qui ne parviennent jamais à s’endormir.
L’image que je conserverai du Yémen, et de Sanaa en particulier, hormis celle de sa beauté architecturale, c’est celle de l’étonnant mélange entre le Moyen Age et la modernité la plus criante. Les ânes y tirent encore des charrues, mais manquent régulièrement d’être heurtés par de luxueux 4×4 ou par des tacots bringuebalants que les garagistes occidentaux auraient depuis longtemps envoyés à la casse. Les maisons séculaires sont coiffées d’antennes paraboliques qui permettent de recevoir les chaînes de télévision du monde entier tandis que le nombre de cybercafés ne cesse de croître. Je revois, au fond de sombres échoppes, des enfants jouant à la Play Station, alors qu’à deux pas de là tourne un moulin à huile de sésame, entraîné par le pas lent et infatigable d’un chameau. Quant à la discipline, ce peuple, fier et débonnaire à la fois, prend avec elle quelques libertés ; il est fréquent de voir un embouteillage monstre provoqué par un automobiliste ayant stoppé son véhicule en plein milieu de la chaussée pour engager une conversation ou pour aller acheter une botte de qat. La patience est alors de rigueur, le temps n’ayant pas la même valeur ici qu’ailleurs ; les querelles entre Yéménites n’éclatent jamais pour des motifs aussi futiles, y compris en cas d’accident ayant provoqué des dégâts matériels. Ainsi, même si le port d’une arme à feu, attribut de la virilité, est répandu, les Yéménites font heureusement preuve d’une retenue que l’on ne pourrait imaginer en Occident avec un tel équipement aux mains d’un simple citoyen.
Malheureusement, des événements récents ont suscité des réactions dans l’environnement médiatique occidental qui n’ont pas toujours été empreintes de la mesure nécessaire, sans parler des nombreuses approximations qui parsèment les journaux télévisés. Pour n’en citer qu’une, j’ai été très surpris, en regardant le 20h00 d’une grande chaîne française, au mois de septembre, d’apprendre que Saada était (re)devenue la capitale du Yémen ! Le pays a payé au prix fort les conséquences du 11.09, dans des secteurs de l’économie aussi variés que le tourisme, les investissements étrangers ou les transports aériens et maritimes, sans que cela n’entame pour autant la gentillesse des gens à l’égard des étrangers. J’y ai pour ma part rencontré un islam authentique et tolérant, j’ai pu sillonner le pays de part en part et visiter des instituts d’enseignement religieux réputés inaccessibles, au sein desquels on se consacre à l’étude et à l’adoration de Dieu. Le Yémen ne se résume pas aux « troubles », tantôt graves, tantôt anecdotiques, qui ont émaillé sont histoire récente ; ceux-là nécessitent de toute façon un effort d’interprétation qui ne peut se faire depuis les salons parisiens, à coups de brèves assassines.
Le Yémen se regarde et se comprend de l’intérieur. Il s’agit désormais, à l’image des chercheurs du Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa, de redécouvrir la richesse d’une société qui ne saurait être réduite à quelques vilains clichés. Il fait bon vivre au Yémen !

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