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Occidentale et musulmane

La Turquie a fait le choix du Parti de la Justice et du Développement (AKP), provoquant ainsi de vives réactions chez les membres d’une Union européenne jadis moins réticents à une intégration du pays en leur sein. Les « islamistes modérés » arrivés au pouvoir réussiront-ils à se jouer des stéréotypes dont on les affuble ? Non seulement les choses semblent bien parties, mais la population semble de surcroît grandement confiante en l’action de son nouveau gouvernement.

S’ils ne veulent pas de nous en Europe, qu’ils la gardent ». C’est ainsi que Séléna, bijoutière de 32 ans qui travaille dans une rue commerçante de la ville touristique d’Antalya, répond aux touristes français qui lui demandent ce qu’elle pense de la récente décision prise par les 15 réunis à Copenhague de reporter à 2005 les discussions avec la Turquie quant à son éventuelle entrée dans l’Union européenne. Et pourtant Séléna a vécu jusqu’à 16 ans en France, près de Belfort. On aurait pu penser qu’elle serait heureuse que la Turquie entre enfin dans l’Europe. Son ami Hassan ne cache pas son souhait que cela soit possible. « Mais pas à n’importe quel prix », ajoute-t-il. Le « prix » dont il s’agit, c’est évidemment l’honneur. Car dans cette histoire, la fierté joue un rôle fondamental, c’est le moins qu’on puisse dire. La première demande officielle de la Turquie d’entrer en Europe remonte au 12 septembre 1963, soit il y a quarante ans, avec la signature de l’accord d’association avec la CEE. A l’époque, La Communauté Economique Européenne était formée de 6 Etats. Depuis, 9 autres y sont entrés (Irlande, Grande-Bretagne et Danemark en 1973 ; Grèce en 1981 : Espagne et Portugal en 1986 et Suède, Finlande et Autriche en 1995). De plus, d’autres pays de l’Est suivront très prochainement. C’est pourquoi Karim, un jeune de 23 ans qui tient un magasin de tapis à Istanbul, ne se fait aucune illusion sur cette question : « le peuple turc s’en fout de l’Europe. Ce sont nos dirigeants politiques qui la veulent ; et ils sont prêts à se prostituer pour y arriver ; et plus ils se prostitueront devant les Européens, moins ces derniers voudront d’eux ». Réactions étonnantes de cette jeunesse turque pourtant arrimée à l’Europe par les tenues vestimentaires, les Mac Donald’s qui fleurissent partout dans le pays, et les tubes anglo-saxons que les chaînes de radio et de télévision diffusent à longueur de journée.
Etonnante Turquie qui, en trente ans, a vu le tourisme – principalement européen – exploser, passant de 1 million de visiteurs par an à 12 millions. La jeunesse turque a déserté les belles mosquées ottomanes au profit des cybercafés afin de jouer en réseau ou chatter avec des Européennes sur Internet. Oui, incontestablement, la Turquie s’européanise. Il suffit de longer la côte ouest du détroit du Bosphore jusqu’à Bodrum pour s’en rendre compte. Elle s’européanise même trop vite. A telle enseigne que l’observateur étranger est incapable de dire précisément si la Turquie est occidentale ou musulmane. En effet, tout est ambigu. Les panneaux turcs sont écrits en caractères occidentaux depuis Ataturk, fondateur de la Turquie moderne en 1923 ; mais en même temps, les mosquées sont de plus en plus hautes. La Turquie fait une sorte de grand écart pour concilier deux identités auxquelles elle est également attachée. L’occidentale, dont elle sait pertinemment qu’elle est indispensable pour son développement économique, et la musulmane qui est l’identité profonde du peuple turc, surtout à l’intérieur des terres, dans le plateau anatolien où vit l’écrasante majorité du peuple turc, plus proche de l’Asie que de l’Europe. Pour s’en convaincre, la capitale de la Turquie, Ankara, se trouve au milieu du territoire où les influences occidentales sont très faibles au rebours d’Istanbul, situé en territoire européen, qui est la ville cosmopolite par excellence.
La Turquie serait-elle ainsi schizophrène ? Peut-être. En tout cas, il lui faut tirer les leçons de cette course effrénée vers l’Europe. La récente victoire aux dernières élections législatives du Parti Islamique de la Justice et du Développement (AKP) est le signe d’un retour aux valeurs traditionnelles de la Turquie, soit aux valeurs musulmanes, dans un pays qui a fait de la défense de la laïcité une condition de son développement. L’armée, qui joue un rôle fondamental dans le jeu politique turc, est, par le biais du Conseil national de sécurité, la garante de cette laïcité, fondement philosophique de la Turquie moderne depuis 1923. Séléna, notre jeune bijoutière, n’est pas inquiète par l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement islamique. « Au moins, dit-elle, il fait ce qu’il dit ». Les bas salaires ont en effet été récemment augmentés de 13%. Séléna redoute une seule chose : « c’est que la bourgeoisie mette des bâtons dans les roues à un gouvernement qui pour la première fois s’intéresse au peuple turc ». En tout cas, ce gouvernement islamique peut compter sur le soutien de l’ensemble du peuple turc et notamment des plus modestes qui voient en lui le véritable héritier d’Ataturk.

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