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L’exil intérieur d’Edward Said

Ni essai littéraire, ni pamphlet politique, le dernier ouvrage du Palestino-américain Edward Said est un récit autobiographique. L’auteur, se sachant condamné par la maladie, y ausculte les moments les plus enfouis de son enfance, sans insister sur l’histoire tragique du Proche-Orient.

Et là où on voudrait nous faire croire en une mémoire collective, ce sont en fait mille mémoires d’homme, qui traînent leur propre blessure personnelle dans la grande déchirure de l’histoire ». Cette phrase, que le cinéaste Chris. Marker formula un jour au sujet des récits de l’indépendance dans l’ancienne colonie portugaise de Guinée-Bissau, ferait volontiers penser à la démarche que l’intellectuel palestino-américain Edward Said entreprit en 1991, à l’âge de 56 ans, au moment où il apprit qu’il était atteint d’une leucémie chronique lymphoïde, forme incurable de cancer.
On ne présente plus guère Edward Said. Professeur de littérature comparée à l’université Columbia de New York, il s’était fait connaître en France, ces dernières années, en publiant cinq ouvrages à forte résonnance politique. Dans L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident (Le Seuil, 1997), il stigmatisait la vision durablement superficielle et pittoresque que des générations d’auteurs européens, au XIXe siècle, avaient contribué à forger du Proche-Orient. Dans Israël, Palestine : l’égalité ou rien (La Fabrique, 1999), il soulignait l’inévitable imbrication de deux peuples sur une même terre, estimait que la partition prévue à Oslo menait à l’impasse et appelait à la création d’un Etat binational, dans lequel tous les individus, issus des deux peuples, vivraient en égalité de droit.
Apprenant sa grave maladie, Said consacra ces huit dernières années à reprendre une psychanalyse et à rédiger ses mémoires, travail entrecoupé de pénibles séances de chimiothérapie. Intitulé Out of place (littéralement « hors-lieu »), son ouvrage vient d’être traduit en français et publié aux éditions du Serpent à Plumes sous le titre A contre-voie. « Hors-lieu », la formule synthétise bien évidemment la condition du réfugié, celui qui vit dans un espace qu’il ne peut ni ne veut s’approprier, celui qui se trouve dans l’impossibilité d’habiter un espace affecté de ses propres repères. En ceci, la tragédie collective palestinienne hante l’existence de Said. Mais son histoire personnelle est tout autre : celle d’un fils de riche commerçant chrétien de Palestine enrôlé dans l’armée américaine durant la Première guerre mondiale. Balloté d’école britannique en école américaine durant son enfance au Caire, le jeune Edward n’en finit pas de ne jamais trouver sa place, voyant sans cesse s’entrechoquer la consonnace anglaise de son prénom et le caractère arabe de son nom, pour se sentir toujours un peu en « décalage » (dernier mot du livre).
A l’instar de Said, d’autres auteurs, se sachant condamnés par la maladie, ont récemment éprouvé le besoin de se lancer dans un ultime récit. Dans Vacances prolongées (2000), le documentariste néerlandais Johann Van der Keuken se livrait ainsi à une dernière exploration des contrées lointaines qu’il n’avait cessé de parcourir tout au long de sa vie. Mettant en scène sa maladie, il y ajoutait l’audace formelle, avec une image troublée, ralentie, et un montage donnant l’impression d’une gigantesque déambulation ; comme un testament esthétique, que le cinéaste aurait laissé juste avant de s’éteindre, en janvier 2001.
Si la démarche de Said est différente, c’est aussi parce que l’histoire, dès avant la maladie, l’avait contraint à une vie amoindrie. Plutôt que d’explorer une dernière fois la géopolitique, ou la littérature, ou la musique qui l’a toujours tant passionné, Said se livre dans A contre-voie à une exploration de lui-même et de son intériorité. Loin des récits nationaux mythiques ou de la martyrologie héroïque, l’ouvrage est une tentative lucide d’autoanalyse, où l’auteur va chercher dans son histoire personnelle la moins glorieuse, celle de son enfance anonyme, les clefs de la connaissance qui lui manque encore. A défaut de pouvoir revenir s’installer durablement en Palestine ou même de se faire reconnaître une existence politique correspondant à son identité intime complexe, Said aurait choisi, avant une fin qu’il sait proche, la seule solution qui lui était possible : accomplir pleinement son destin d’exil intérieur afin, non pas de braquer le projecteur sur le vaste monde, mais de faire une dernière fois la lumière sur lui-même.

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