La place du Conseil français du culte musulman ?
Critiquée par les uns, adulée par les autres, l’exhortation faite par M. Nicolas Sarkozy à un nombre déterminé de personnalités musulmanes afin que l’islam trouve une représentation officielle en France devrait connaître un aboutissement dans les mois à venir. Se pose dès lors la question de savoir s’il faudra trouver dans cette « précipitation » de la part du ministre une solution durable ou, au contraire, un conflit annoncé au problème de la représentation des musulmans de France.
Après trois années de tumultueuses négociations, la Commission – Organisation de la consultation des Musulmans de France (COMOR) a franchi les 19 et 20 décembre derniers une étape que l’on dit décisive avec un accord sur l’organisation du futur Conseil Français du Culte Musulman. Cet accord, obtenu “à l’arraché” par Nicolas Sarkozy, a consisté à faire entériner par les responsables associatifs musulmans impliqués dans la COMOR l’arrangement passé quelques jours auparavant entre le ministre de l’intérieur et les trois principales organisations islamiques. C’est ainsi que le premier bureau du futur Conseil Français du Culte Musulman ne sera pas élu : la présidence revient à Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, les deux vice-présidences à Fouad Aloui de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) et Mohmed Bechari de la Fédération Nationale des Musulmans de France (FNMF). L’accord confirme toutefois le principe d’élections à partir des mosquées pour les futures instances du Conseil Français du Culte Musulman que seront son assemblée constituante, son conseil d’administration et son prochain bureau dont certains membres continueront d’être cooptés.
L’heure est au triomphalisme et aux hommages rendus au “style Sarkozy”, plus énergique et plus impliqué que celui de ses prédécesseurs de la place Beauvau. Au cours de deux journées à huis-clos dans la résidence ministérielle de Nainville-les-Roches, presque tous les représentants de l’islam français ont été réunis par le ministre qui leur a demandé expressément de mettre fin à leur querelles idéologiques et personelles et de parvenir à un accord. Une telle démarche n’est pas sans rappeler celle utilisée en 1806 par Napoléon envers les rabbins français, réunis à sa demande et sommés de parvenir à un accord qui fut entériné en 1808 sous la forme de l’actuel consistoire. Dans la France concordataire et meurtrie par les excès de la révolution, cette intrusion de l’Etat semblait aller de soi; dans la France laïque de 2002 l’autoritarisme du ministre de l’intérieur appelle quelques commentaires.
Selon l’article 1er de la loi de 1905, l’Etat ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte. Il est donc a priori légitime de penser que l’organisation de l’islam français est d’abord le fait des musulmans eux-mêmes. En effet, selon le régime de séparation, l’Etat ne fournit aucune aide aux organisations religieuses, n’interfère pas dans leur fonctionnement et se borne-si l’on peut dire-à garantir le respect de la liberté religieuse et la parité de traitement entre les religions. C’est par exemple le cas aux Etats-Unis où la question de l’organisation et de la légitimité institutionnelle de l’islam ne se posent pas. La nature fédérée de l’Etat ne requiert pas d’organisation centrale avec un grand mufti. Par ailleurs, les affaires religieuses sont considérées comme étant d’abord et avant tout du ressort de la société civile et il serait inconvenant voire incongru que l’Etat fédéral ou les Etats fédérés se mêlent de l’organisation d’une religion. Tel n’est pas toujours le cas dans cet autre pays de séparation qu’est la France.
Que l’organisation de l’islam français représente un enjeu politique qui ne peut laisser l’Etat français indifférent, nul ne peut en douter. Etant données les conditions internationales et nationales de lutte contre le terrorisme, il est difficile d’imaginer sur le sujet une complète neutralité de l’Etat. Le dirigisme étatique s’explique aussi par le statut particulier de l’islam dans l’histoire politique française. Tout d’abord, le poids du passé colonial pèse lourdement sur l’organisation de la religion islamique qui a toujours été traitée “à part”. Faut-il rappeler que la loi de laïcité de 1905 ne s’est pas appliquée dans l’Algérie française ? Faut-il encore rappeler que l’Etat algérien, via la Grande Mosquée de Paris, a été considéré pendant des décennies comme l’interlocuteur privilégié de l’Etat français pour la gestion domestique de l’islam ? L’accord du 20 décembre dernier consacre une fois de plus cette position privilégiée de l’Algérie en conférant au recteur de la Mosquée de Paris la première présidence du Conseil Français du Culte Musulman. On pourrait a contrario presque se féliciter que pour la première fois, cette domination algérienne soit contrebalancée par la présence des autres tendances de l’islam français et par le principe d’élections à venir.
Un autre facteur explicatif de l’interventionisme étatique réside dans la conception française du religieux comme élément perturbateur de l’ordre public qui a comme corollaire les tentatives récurrentes de contrôle des religions. Ce contrôle est toujours justifié par l’enjeu sécuritaire, sécurité des personnes comme dans la loi anti-sectes, ou plus généralement sécurité du territoire comme dans la lutte contre le “terrorisme islamique”. Fait symbolique qui a son importance, le bureau des cultes n’est-il pas rattaché au ministère de l’intérieur ?
Cette approche soupçonneuse du religieux est présente dans presque toute l’Europe occidentale. A cet égard, l’expérience politique française en matière de religion est davantage comparable à celle de ses voisins européens qu’à la situation américaine alors que, paradoxalement, la France et les Etats Unis sont les deux seules démocraties caractérisées par une stricte séparation de l’Etat et des religions. Dans l’espace européen, où les formes de reconnaissance des cultes par l’Etat peuvent prendre diverses formes, l’Autriche dès 1912, l’Espagne en 1992 et la Belgique en 1998 ont procédé à une institutionnalisation de l’islam.
La méthode suivie par les ministres de l’intérieur français au cours des trois dernières années, mélange de consultation et préparation d’élections, n’est d’ailleurs pas sans rappeler la méthode belge. Comme dans le projet français, des élections pour la mise en place d’une assemblée constituante eurent lieu à partir des mosquées belges. Ces grands électeurs élirent un exécutif chargé d’être l’interlocuteur officiel de l’Etat. Or l’intrusion de l’Etat belge dans la sélection finale des candidats devant siéger dans cette instance, justifiée une fois de plus au nom de la sécurité et de la menace “intégriste”, a sapé la légitimité de l’instance représentative qui n’arrive pas à s’imposer auprès de la population musulmane ni à régler les dossiers.
Fidèle à la tradition française des relations entre Etat et religions, le futur Conseil Français du Culte Musulman sera donc une entité politique chargée de dialoguer avec l’Etat français sur les questions afférentes au culte musulman. La préparation d’élections au cours des deux prochaines années et le remplacement par un bureau élu de l’actuel bureau exécutif nommé par la puissance publique, seront les vrais tests de sa légitimité et de sa durabilité. Sa capacité à trouver, en collaboration avec les pouvoirs publics, des solutions à l’organisation de l’abattage rituel, des carrés musulmans dans les cimetières, des écoles privées sous contrat etc.. seront les seuls indicateurs de son efficacité. Pour ce qui est de la légitimité religieuse, elle se joue et continuera de se jouer ailleurs, auprès d’autorités encore fort rares en Europe qui apportent des réponses théologiques aux citoyens musulmans de France concernés par l’adaptation de leur tradition religieuse à la société française.

