Ibn Khaldûn entre à « la pléiade »
La Muqaddima (Introduction) est l’œuvre majeure du philosophe-historien Ibn Khaldün (1332-1406), Abdesselam Cheddadi nous livre ici une nouvelle traduction pour l’entrée de l’œuvre dans la Bibliothèque des Pléiades.
Le soir, si vous regardez le ciel, vous observerez en cette fin d’année les belles pléiades à l’est. Cet écrin d’étoiles brillantes est le symbole même de ce qu’il y a de rare et de plus précieux. On ne pouvait pas mieux choisir qu’Ibn Khaldûn pour représenter la culture arabe dans la prestigieuse collection des éditions Gallimard qu’est la Bibliothèque des Pléiades. C’est en effet un très beau cadeau que cette maison nous offre dans une reliure dorée à l’or fin.
L’œuvre d’Ibn Khaldûn est dignement servie par Monsieur Abdesselam Cheddadi. C’est un plaisir immense de voir qu’une œuvre médiévale majeure nous est rendue accessible, contemporaine, dans une langue limpide. Ceux qui ont essayé de lire Ibn Khaldûn dans le texte savent combien la langue arabe a changé depuis lors. Non pas que ce grand historien et sociologue avant la lettre soit obscur… c’est tout simplement l’Arabe moderne, tel qu’il est enseigné, qui a poursuivi le cours de son évolution naturelle.
Les amoureux du contact direct avec les grands textes pourront passer des moments agréables et apprécier la profondeur des idées khaldûniennes, sans pour autant buter sur l’obstacle de la langue et des concepts anciens. C’est ainsi qu’on appréciera le mieux la modernité d’Ibn Khaldûn.
Avec son œuvre, dont la quintessence est contenue dans les 926 pages de la Muqqadima (ou « Introduction »), nous entrons pleinement dans la maturité de la pensée arabe qui, malheureusement, n’a pas eu de continuateurs parmi les anciens. Le rappel par Ibn Khaldûn de la méthode scientifique consistant à dégager des lois universelles régissant la société humaine, l’apogée et le déclin des civilisations, permet de classer ce précurseur parmi les grands penseurs. Il propose aux historiens une issue salvatrice permettant d’échapper à l’affabulation et aux contes qu’ils transmettaient sans critique. L’examen rigoureux des chiffres (troupes, rentrées fiscales, croissance de la population) est un des moyens fiable qu’il leur proposait et qui lui a permis de mettre à l’épreuve les grossières exagérations avancées par des historiens arabes des plus illustres. Il leur suggérait aussi de considérer la géographie et les distances qui ne permettaient pas d’admettre, par exemple, que les Yéménites pré-islamiques aient soumis le Maghreb et l’Extrême-Orient sans qu’ils aient soumis les peuples et les pays qu’ils devaient nécessairement traverser.
Même si Ibn Khaldûn n’échappe pas complètement à son temps et se fait l’interprète d’idées fondées sur le merveilleux et l’intervention divine dans les affaires courantes, on ne peut s’empêcher d’être étonné par sa lucidité et son impartialité. Il témoigne fidèlement du basculement que le bassin méditerranéen vivait de son temps : il a bien compris que le Nord (nous le nommons Occident aujourd’hui) émergeait de sa torpeur et que les Turcs étaient destinés à un avenir glorieux que les Arabes et les Berbères avaient connu avant l’infortune dont notre auteur était témoin.
L’analyse – et la synthèse – que fait Ibn Khaldûn de l’Histoire lui permet de déterminer les deux piliers principaux permettant aux forces montantes de conquérir le pouvoir (Arabes dans le passé et Turcs du temps d’Ibn Khaldûn) :
• La solidarité tribale (Al-‘asabiya), que M. Cheddadi rend mieux par le terme « esprit de corps », puisque cette solidarité finit par engager la clientèle des dynasties arrivées au pouvoir.
• L’ardeur dans le combat que les peuples nomades et bédouins (badw = gens de la campagne) cultivaient et que les citadins perdaient avec l’aisance que procurait la civilisation urbaine.
Cet aspect de sa « philosophie » de l’histoire est maintenant bien connu, mais maints autres aspects éclairants, présents chez Ibn Khaldûn, restent méconnus. Nous espérons que cette nouvelle édition donnera l’occasion aux chercheurs de mieux faire connaître sa contribution à la compréhension du monde arabe, concernant son passé comme son présent.

