Entretien avec Abderrahmane Youssoufi
La Médina : Monsieur le Premier ministre, quatre ans et demi après votre prise de fonction, comment évaluez-vous votre action sur la société marocaine ?
Abderrahmane Youssoufi : Après quatre ans et demi à ce poste, qui est aussi un poste d’observation, je ne peux que constater la vitalité de la sociéte marocaine qui a pris au sérieux cette expérience et qui l’a suivie avec intérêt. Notre société est une société qui a le sens du débat public, elle est intéressée par la vie politique et aspire au progrès et au développement. C’est une société qui a le sens de l’Etat. Nous avons traversé des événements importants et le Maroc a fait preuve d’une stabilité, d’une maturité remarquables qui a étonné beaucoup d’observateurs.
Comment expliquez vous, précisément, l’intérêt que les observateurs étrangers portent au Maroc ?
Le Maroc conduit une expérience originale. Normal, dès lors, qu’il devienne un centre d’intérêt pour la presse internationale, qu’il fasse l’objet de prophéties, de prévisions régulièrement déjouées du reste. Car c’est un pays qui surprend, qui étonne et qui attise l’intérêt des observateurs.
Si feu Hassan II était de ce monde, auriez-vous eu à rougir en lui présentant votre bilan ?
Je crois qu’i aurait eu la satisfaction de voir que le projet de la déclaration gouvernementale que je lui avais soumis avant de le présenter au Parlement et qui n’a pas changé d’un iota , a été largement mis en œuvre. Je me rappelle à cet effet que lors du Conseil des ministres un an après la prise de mes fonctions, feu Hassan II, après avoir félicité le gouvernement de son action avait prononcé cette phrase « à présent je vais pouvoir dormir tranquille. Je pense que s’il avait été auditeur de ce bilan, il aurait été content de ne pas s’être trompé. Il m’en avait d’ailleurs félicité de son vivant.
Des regrets, tout de même ? Des déceptions ?
Il y a des dossiers qui demandent davantage de temps et davantage de moyens. Un exemple parmi d’autres : le chômage des jeunes et en particulier, celui des jeunes diplômés. Il est vrai que nous avons réussi à faire embaucher beaucoup de jeunes aussi bien dans le secteur privé que dans le public. Il est vrai que nous avons réussi à ramener le taux de chômage à 12,5%. Mais l’on ne peut pour autant clamer sa satisfaction. Avec un surcroît d’investissements publics et privés, tant nationaux qu’étrangers, on aurait pu atteindre une croissance plus forte et développer davantage notre tissu productif. Il y aurait eu davantage de petites, moyennes et grandes entreprises, ce qui aurait entraîné la baisse du taux de chômage. Faute de moyens, nous ne sommes pas parvenus au résultat voulu. Par ailleurs, il nous a fallu faire avec les impondérables, parfaitement indépendants de la volonté gouvernementale. En l’occurrence trois années de sécheresse consécutives… Pourtant, ce gouvernement aura fait face aux aléas climatiques comme aucun autre par le passé. Interrogez les populations rurales, les autorités locales et vous comprendrez à quel point nous avons pu circonscrire les effets de la sécheresse.
Hormis le climat, vous aviez à gérer une certaine hostilité géopolitique à l’est et au nord, à laquelle s’ajoute un isolement du reste de l’Afrique.
Vous avez raison de le souligner, si les communications étaient libres avec notre voisin de l’est, si les échanges économiques, touristiques et autres avaient pu se faire, incontestablement, . Les specialstes estiment à un point et demi de plus l’augmentation du PIB qui en résulterait.
Quel a été votre plan d’action pour ce qui est de la lutte contre le chômage ?
Le programme de l’USFP (Union socialiste des forces populaires, parti de Youssoufi ndlr) qui sera dévoilé dans quelques jours en présentera les grandes lignes. Il convient de rappeler ici que la situation actuelle est le produit d’un héritage de plusieurs années, le produit d’une explosion démographique, d’un programme d’enseignement insuffisamment adapté aux besoins réels du marché. A ma nomination au poste de Premier ministre, les jeunes Marocains ont été agréablement surpris. Ils s’attendaient à beaucoup de choses mais ils ne pouvaient pas s’attendre à ce que, en quelques mois, en quelques années, le gouvernement puisse résorber l’ensemble du problème de l’emploi. Je comprends qu’ils puissent concevoir des déceptions mais l’on ne peut sérieusement faire le procès de ce gouvernement sur la base de la question du chômage. Nous avons fait ce que nous avons pu. Il y a eu au moins 70 000 créations de poste dans la fonction publique et une dizaine de milliers de jeunes embauchés dans le secteur privé. Nous avons cherché à mettre en adéquation notre volontarisme, les moyens dont nous disposons et la demande réelle du marché du travail.
Certains observateurs vous reprochent un manque de communication.
Il y eut probablement un problème de communication. Et je vous dirai même qu’une certaine presse du Maroc contribue activement à rendre la communication plus difficile par le biais de la désinformation. Ceci dit, je vous l’accorde, la communication n’a pas toujours été mon premier souci. Ce qui m’importe, ce sont les actes, les réalisations. Et le peuple marocain ne peut pas ne pas le constater. Par exemple, lorsqu’on voit l’atmosphère de liberté qui régne dans ce pays, lorsqu’on examine la législation sur les libertés publiques, les textes relatifs à la réforme de la procédure pénale, ou encore le démantèlement du monopole de l’Etat sur l’audiovisuel, on constate que le Maroc entre concrètement dans l’ère du pluralisme. Des réformes telles l’assurance maladie obligatoire, dossier mis en veilleuse par les gouvernements précédents, ajoutées à celles de l’information et de l’enseignement, ce sont là des actes qui comptent à mon sens
Il y eut tout de même une certaine lenteur dans la mise en route de la loi sur les élections, qui est une autre de vos réformes.
J’ai déjà entendu ce reproche, injuste à mon avis. Nous n’allions pas inaugurer le chantier des réformes par la révision de la loi électorale car – et nous l’avions annoncé dans la déclaration gouvernementale – il y avait d’autres urgences en la matière. Notamment celle relative à l’enseignement et l’environnement général de l’investissement. Mais dès le milieu de la législature, nous avions commencé à préparer les textes législatifs concernant les élections. Nous voulions formaliser la rupture avec le passé en introduisant la possibilité matérielle d’assurer la sincérité des scrutins. La démarche n’a pas été du goût de tout le monde. Avec le gouvernement et en particulier avec le ministre de l’intérieur, nous avons eu beaucoup de travail et d’efforts à fournir devant l’opinion, et surtout devant l’opposition pour convaincre du bienfondé de la réforme. Je note ici que certains partis ont refusé le dialogue avec le Premier ministre pendant qu’au Parlement, le débat dépassait les commissions et se prolongeait jusqu’aux sessions plénières. Le fait que nous disposions de deux Chambres amenait un redoublement du travail. Il y eut par ailleurs l’intervention du Conseil constitutionnel qui nous a fait modifier deux articles de lois, nous obligeant ainsi à reprendre intégralement la procédure. Il y eut des lenteurs, préjudiciables à l’efficacité, mais elles sont le fait des opposants et des gens qui ne souhaitent pas que ces textes puissent être adoptés.
Durant le VIe Congrès de votre parti, vous aviez adopté le scrutin unitaire à deux tours et, quatre mois après, vous optez pour un scrutin de liste. Pourquoi un tel revirement ?
En effet, ce choix est une vieille histoire. Lors des élections de 1997, nous avions déjà proposé à la Commission Nationale d’adopter le scrutin uninominal à deux tours. Il était donc normal que lors du VIe congrès du parti, les militants reprennent cette revendication ancienne. Néanmoins, l’analyse aprofondie de la situation politique nous a convaincu que le scrutin à la proportionnelle est mieux adapté à l’étape actuelle et offre de meilleurs chances de représentativité à tous les partis . Nous espérons permettre aux programmes de prendre le devant au détriment du candidat-individu. Tous les politologues estiment que le scrutin uninominal polarise la vie politique autour de deux ou trois partis maximum, tel que c’est le cas en Angleterre ou aux Etats-Unis. Rien de tel au Maroc. De 1963 jusqu’en 1977, malgré l’application du scrutin uninominal, nous constatons l’éclatement des partis politiques. Cela veut dire quoi ? Que le système au Maroc est appliqué d’une autre façon, qu’il y a d’autres éléments qui rentrent en jeu. Cela veut dire qu’il y a des interventions, des achats de voix, une déstabilisation des institutions.
Avec le taux d’illétrisme du Maroc (62% des électeurs sont analphabètes et 16% ont seulement le niveau du primaire selon les chiffres officiels), estimez-vous l’électeur moyen capable de voter pour des programes et non pour des inividus ?
Je crois que notre société avance et que tout a un commencement. Les sondages qui sont réalisés çà et là démontrent que les Marocains savent qu’il y a des partis politiques dans ce pays. L’acte de voter existe depuis 1962. Les Marocains et les Marocaines votent et ils ont entendu parler des différents partis politiques. Je fais confiance à mes compatriotes. Les gens vont s’habituer aux différents symboles.
L’observateur étranger ne comprend pas parfois qu’il y ait des partis au sein de la coalition qui pratiquent l’opposition à votre gouvernement.
Je suis content que vous ayez constaté cela comme je l’avais fait moi-même. Vous pouvez en tirer les conclusions que vous voulez. Pour l’essentiel, cette coalition a tenu le coup pendant quatre ans et demi, sans crise gouvernemetnale, et la gestion gouvernementale s’est déroulée normalement malgré le nombre de partis.
Avec le parcours et les convictions qui sont les vôtres, comment avez-vous pu imposer Khalid Alioua comme tête de liste à la circonscription de Casa-Anfa contre l’avis des militants ?
Je regrette qu’il y ait des petits incidents plus ou moins grossis, voire téléguidés par certains organes de presse. Je fais la part des choses. Il y a normalement des personnes qui souhaitent se présenter elles aussi. On ne peut pas demander que tous les membres, les adhérents et les sympathisants de l’USFP se présentent. Moi je fais la part des choses. Nous avons donné à notre parti cette culture du débat, nous discutons souvent au sein du parti. L’USFP a créé ce substratum au sein de la vie politique.
Comment gérez vous les dissidences observées dans vos rangs et quel est leur impact sur le moral de vos troupes ?
Nous sommes pour le débat. Il ne faut pas dramatiser, cela ne prête pas à conséquences. Les scissions répondent aux conséquences de l’évolution de notre parti. Nous, nous sommes un parti moderniste, nous évoluons avec notre temps. Un parti, aujourd’hui, doit être ouvert sur la société. Ce n’est plus un groupe fermé, un appareil cuirassé. Un parti aujourd’hui et demain, c’est une structure d’accueil ouverte sur la société, il a vocation à recevoir des cadres, des valeurs, à être le lieu de ralliement des forces vives du pays , les femmes en proportion importante. Il ne doit pas se refermer autour d’un groupe uni, homogène de militants purs et durs que je respecte, qui ont rendu de grands services au pays et qui par leurs sacrifices, leur résistance et leur pugnacité, ont contribué au crédit de ce l’USFP. Ceci dit, il y a beaucoup de gens qui n’ont plus leur place dans notre parti parce qu’ils se sont fossilisés, et qu’ils sont devenus intolérants. Il est normal qu’ils partent.
Où en est la réforme constitutionnelle ?
Beaucoup de choses ont été faites au niveau de la réforme politique, les Marocains bénéficient désormais de toutes les libertés fondamentales. Celles-ci sont maintenant codifiées, il n’y a plus de conquêtes à faire, même s’il faut toujours un combat pour préserver les acquis et protéger les droits de l’homme.Mais priorité devrait rester au développement économique, à la résorption du déficit social. Il faut que nous produisions davantage, que nous luttions contre le chômage. Il faudrait moderniser notre pays, il faut que nos femmes obtiennent l’égalité de droits avec les hommes, qu’elles aient leur place au soleil c’est à dire leur place comme tout le monde et qu’elles participent à la vie sociale et culturelle. Dans cette situation de mondialisation, dans cette lutte âpre, dans une concurrence difficile, cette ambition nécessite des investissemnts de toutes sortes. Nous sommes dans la zone euro-méditerranéenne dont beaucoup de pays nous dépassent, dont les produits entrent dans notre pays. Chaque année, on démonte nos barrières douanières, chaque année il y a davantage de produits industriels européens qui accèdent à notre marché. Tout cela recquiert des efforts extraordinaires de mise à niveau sur tous les plans. Une modernisation de la société, de nos moyens de communication qui ont par ailleurs beaucoup évolué depuis qu’on a cédé la deuxième ligne GSM. Nous sommes passés de quelques centaines de milliers à cinq millions d’utilisateurs.
Peut-on considérer que la koutla (alliance gouvernementale) est finie, participeriez vous à un gouvernement dirigé par le parti de l’Istiqlal ou le RNI (Rassemblement national des indépendants) ?
Non, la koutla est un cadre d’alliances et de concertation. C’est grâce à cette koutla que l’opposition a pu se dynamiser et c’est également grâce à elle que nous vivons cette expérience aujourd’hui. Des résultats ont été enregistrés. Cette koutla est aujourd’hui au centre de cette coalition avec des partis qui venaient du centre et de la droite. Demain, il y aura des élections et nous verrons les résultats. Mon désir le plus fort avant toute chose, c’est que les élections se déroulent en toute transparence, qu’elles réussissent, qu’il y ait des résultats incontestables. Je souhaite que le peuple marocain vote au mieux. Car il reste du chemin à faire.
Vous avez annoncé votre retraite après les élections. Et si le Roi vous demandait de rempiler ?
Pour l’heure, le cas relève de la politique fiction. Je m’interdis de deviner quelles sont les intentions de Sa Majesté. Comme vous l’avez souligné, j’avais annoncé que je ne pousuivrais pas dans mes fonctions gouvernementales.
La communauté marocaine à l’étranger exclue du droit de voter se sent bafouée dans sa citoyenneté. Quelles raisons avez vous à lui refuser un droit que la communauté française au Maroc, par exemple, peut exercer ?
C’est un malentendu regrettable, quoiqu’il faille se garder des rapprochements hâtifs. Nous avions déjà essayé de faire voter nos compatriotes vivant à l’étranger durant les élections de 1984 et cette expérience ne s’est pas avérée conculante. Tout le monde en a mesuré l’échec. On a pensé à associer nos frères de l’étranger à la vie politique du pays mais nous avons estimé qu’il fallait au préalable assurer la représentation de nos compatriotes dans des structures comme le Conseil des Français à l’étranger. Et à partir de là, avoir une représentation au Conseil économique et social qui est prévu par la Constitution mais pas encore traduit dans les faits. La deuxième Chambre des représentants est élue sur une régionalisation. Or nos amis de l’immigration ne s’intégrent pas dans cette structure. Si nous avons différé le problème, c’est pour garantir une participation effective de l’immigration aux institutions du pays. S’il s’agissait d’un vote pour la Constitution du Maroc, un référendum sur un sujet capital, le vote des émigrés serait sollicité au même titre que celui de leurs compatriotes résidents. S’agissant d’une consultation législative, il y a certaines difficultés à recueillir les suffrages de la communauté marocaine à l’étranger. C’est pour cela que je demande à mes compatriotes vivant à l’étranger de patienter. Nous faisons tout le nécessaire pour écouter leur opinion, répondre à leurs attentes. Et ce matin, en ouvrant un colloque sur l’immigration, j’ai pu rappeler les orientations du gouvernement marocain en la matière. Nous avons au moins deux commissions ministérielles présidées par le Premier ministre qui suivent les problèmes et les revendications de l’immigration, qui apportent des solutions tant à travers des contacts réguliers avec les pays hôtes que lors de voyages officiels.
L’un de vos ministres a déclaré que tous les ministères sont « de souveraineté ». Est-ce que pour le prochain gouvernement la situation va évoluer ou est-ce que l’on va toujours garder les ministères « de souveraineté » ?
C’est un débat qui amuse beaucoup la presse et les médias et je crois que c’est un faux débat. En Fance, le terme est utilisé dans un sens différent. Pour moi, l’acception recouvre les ministères par lesquels la souveraineté de l’Etat s’exprime. Par exemple, le ministère des affaires étrangères, de la défense nationale, de l’intérieur sont des ministères de souveraineté, où le pouvoir de l’Etat s’exerce et se manifeste ; bien que ces ministres soient parfois nommés par le gouvernement et appartiennent au parti de la majorité. Tel est le vrai sens du ministère « de souveraineté ».
Chez nous, ce sens n’a jamais été utilisé. Cette appellation provient du fait que feu Hassan II, lors de la constitution du gouvernement, m’a annoncé qu’il y aurait trois ministères choisis par lui même. Depuis, on leur a collé le terme de ministères de souveraineté. J’ai considéré que c’était une demande légitime, je l’avais acceptée et ajoutée à la liste que j’ai présentée à Sa Majesté. Comment cela va se évoluera à l’avenir, je ne peux répondre que pour moi.

