Aux bonnes vertus de l’or noir
Entre deux opérations de « maintien de l’ordre », les Etats-Unis découvrent les promesses du pétrole soudanais et entreprennent d’accélérer la conclusion d’une paix hautement opportuniste. Une paix à laquelle tous, y compris les acteurs locaux, pourraient s’en tirer à bons comptes.
L’enjeu de la guerre du Soudan est vertigineux. Le pays produit déjà 250000 barils de pétrole par jour. Des analystes estiment que la production globale pourrait monter à 500000 barils/jour en 2005, soit la moitié de la production de pays comme l’Angola ou l’Irak. Officiellement, le pouvoir en retire aujourd’hui un million de dollars par jour, dont un tiers affecté aux opérations militaires. Dans l’état actuel des choses, les réserves de pétrole prouvées du Soudan sont évaluées, suivant les sources, entre 700 millions et un milliard de barils, mais le gouvernement estime que le total pourrait se monter à environ trois milliards de barils. De plus, selon Le Monde, « les gisements non encore explorés recèleraient, selon certaines informations, d’importantes réserves ».
La compagnie pétrolière suédoise Lundin a découvert l’année dernière un nouveau gisement très prometteur au sud-Soudan. Total a acheté une zone de 120000 kilomètres carrés autour de la ville de Bor, ironiquement lieu de naissance du très rebelle SPLA (Armée populaire de libération Soudan). Pour l’heure, ce bloc reste inactif, mais un diplomate occidental estime que « tout laisse à penser qu’il s’agit d’une mine d’or en termes de pétrole ». John Danforth, le médiateur envoyé par le président George W. Bush, déclare que « si les opérations militaires cessent et que la paix est rétablie, le Soudan pourrait bien devenir l’un des plus importants producteurs de pétrole de la planète ».
Or, la découverte de la poule aux œufs d’or tombe à l’heure où Washington interroge la bonne « moralité » de ses fournisseurs historiques du Moyen-Orient. Par ailleurs, l’accord concernant l’exploitation du pétrole saoudien par les compagnies américaines, signé le 14 février 1945 entre le roi Ibn Saoud et le président Franklin Roosevelt, arrive à terme en 2005. Forts de ce fait, les Saoudiens tiennent la dragée haute à une administration américaine pourtant blanchie sous le harnais dans le domaine du pétrole, puisque c’est dans ce secteur d’activité que Bush lui-même a bâti toute sa fortune et toute sa carrière.
Du coup, les Américains souhaitent se défausser du boulet saoudien, leur principal fournisseur. Hormis l’Irak, leurs yeux se tournent inexorablement vers l’Afrique noire. Un nouveau think tank, l’African Oil Policy Initiative Group, tire la Maison Blanche par la manche afin d’attirer son attention sur les larges perspectives offertes par le continent noir. L’US National Intelligence Council estime, quant à lui, que la part des importations de pétrole américaines provenant du continent noir doit passer de 15% à l’heure actuelle à 25% en 2015. L’initiative a d’ores et déjà engagé le Nigéria, seul membre de l’OPEP en Afrique noire, à quitter l’organisation, afin qu’il puisse s’affranchir des quotas de production qui obèrent sa balance des paiements, et doubler sa production.
L’initiative propose sans ambages de déclarer l’Afrique sub-saharienne « zone d’intérêt américaine vitale », et de mettre sur pied un alignement pétrolier afro-américain, cimenté par Washington. Elle va même jusqu’à conseiller la mise sur pied d’un commandement militaire sud-atlantique, voué à « permettre à l’US Navy et aux forces armées américaines de gérer la défense des intérêts des Etats-Unis et de ceux de leurs alliés en Afrique de l’Ouest ». Les producteurs subsahariens offrent en outre l’énorme avantage de ne pas être membres de l’OPEP (hormis le Nigeria), et donc d’être privés des moyens de pression politiques susceptibles de défendre leurs intérêts face à leurs gourmands clients.
Des voix s’élèvent ici et là en Afrique, pour promouvoir un rapprochement arabo-africain, mais pour l’instant, la voie est libre pour les Etats-Unis, et leur nouvelle géopolitique pétrolière est sans ambiguïté : l’Afrique noire est appelée à devenir leur nouvelle coqueluche. C’est à la lumière de cette nouvelle donne qu’il faut interpréter la tournée africaine du secrétaire d’Etat américain Colin Powell, tournée qui l’a mené d’abord en Angola et au Gabon, deux importants producteurs du continent. Dans ce contexte, le président Bush, qui suit le dossier soudanais d’extrêmement près, a félicité le général el-Bashir pour son rôle actif dans le processus de paix au Soudan. Il a également adressé ses félicitions au président ougandais Yoweiri Museveni pour sa spectaculaire médiation qui a permis au mois d’août à Omar el-Bashir et à John Garang de se serrer la main devant les caméras à Kampala, la capitale de l’Ouganda.
Un deal intéressé
En effet, les élections présidentielles américaines de novembre 2000 ont placé au pouvoir une administration qui, quoiqu’elle puisse en dire, se préoccupe plus de pétrole que de terrorisme. En 1996 avaient eu lieu les attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, attentats qui avaient rapidement mené à la piste Ben Laden. Pour couronner le tout, de très sérieuses présomptions existaient déjà quant à la possession par Khartoum d’armes chimiques, fournies par l’Irak après la guerre du Golfe. Clinton avait réagi en bombardant l’usine pharmaceutique d’el-Shifa en août 1996, croyant qu’elle servait à produire des armes chimiques. Puis il avait inauguré un soutien énergique au SPLA, soutien scellé entre autres par la rencontre entre Madeleine Albright et John Garang. La stratégie américaine était alors de soutenir les rebelles dans l’optique de renverser le pouvoir en place
Les compagnies se bousculent
au portillon
Mais entre-temps, le pétrole a fait son apparition, et a redistribué les cartes. Le Soudan est devenu exportateur net en 1999 et, depuis, les découvertes de nouveaux gisements se bousculent. Dans le climat actuel des relations américano-arabes, le revirement américain prend tout son sens. Très récemment, Sadeq el-Mahdi, leader du parti Umma, premier parti d’opposition, affirmait que « la précédente administration américaine soutenait la résistance armée dans le but d’abattre le régime. Maintenant, les Etats-Unis soutiennent le processus de paix. Quelles qu’en soient les raisons, nous ne pouvons que nous en réjouir. »
Les compagnies pétrolières ne s’y trompent pas. Le pétrole soudanais est actuellement exploité par un consortium, la Greater Nile Petroleum Company, dont les actions sont détenues à hauteur de 25% par la société Talisman Energy of Canada, à 40% par la China National Petroleum Corporation, à 30% par la compagnie malaise Petronas, et à 5% par la société soudanaise Sudapet. Talisman fait partie des exploitants du très convoité bloc 5A, dans l’Etat d’el-Wahda. Lequel bloc englobe le prolifique champ de pétrole de Bentiu.
La compagnie est accusée aux Etats-Unis et au Canada par des groupes de pression chrétiens ou afro-américains d’alimenter la guerre par les royalties qu’elle verse au régime. Elle a fini par envisager de vendre ses parts pour un montant compris entre 650 millions et un milliard de dollars. Depuis le cessez-le-feu de Machakos I, la société observe avec soulagement la soudaine remontée en valeur de celles-ci. Si elle persiste à faire miroiter son intention de les vendre, il y a de grandes chances pour qu’elle les conserve si les nouvelles négociations aboutissent. Quant à la compagnie Petronas, elle s’engouffre dans la brèche africaine, et vient de signer un accord de participation à hauteur de 35% dans un projet de trois milliards et demi de dollars, à savoir la construction du très controversé oléoduc tchadien, pays voisin du Soudan.
L’administration Bush et les compagnies pétrolières se précipitent sur le gâteau, et le gouvernement de Khartoum n’est pas le dernier dans la course. Contraint par l’urgence de la guerre et le besoin d’argent, il a signé à l’origine des accords désavantageux avec les pétroliers : ceux-ci arguaient, non sans raison, qu’ils ne pouvaient assumer à eux seuls le coût du risque. Si la paix revient, ces risques feront partie d’un passé révolu, et les compagnies ne pourront plus être aussi exigeantes. L’équipe el-Bashir a donc tout intérêt à la paix : même si elle en est réduite à partager la manne avec le Sud, cette manne sera d’autant plus conséquente qu’elle sera renégociée sur la base de risques financiers drastiquement amoindris. Sans compter les perspectives alléchantes en termes de futures extractions, qu’agitent les compagnies pré-positionnées sur place, et qui n’attendent que le feu vert pour faire monter la mise.

