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Burhan Ghalioun :

Directeur du Centre d’Etudes de l’Orient contemporain et ex-président de la Ligue des Droits de l’Homme dans le monde arabe, Burhan Ghalioun est aussi connu pour ses nombreux ouvrages sur l’islam et l’évolution des sociétés arabes. Il nous livre, à travers cet entretien, ses impressions sur les perspectives américaines en Irak et dans l’ensemble de la région.

La médina : Pensez-vous que la guerre en Irak est inévitable à ce stade ?
Burhan Ghalioun : Je pense que la machine est déclenchée, mais en même temps, il y a beaucoup d’obstacles devant ce projet de guerre américain. D’abord, la contestation internationale sur cette décision déjà prise contre l’Irak s’accroît et se renforce même au niveau de l’opinion publique internationale y compris occidentale. Deux Occidentaux sur trois ne sont pas d’accord pour mener cette guerre contre l’Irak. Il y a aussi la pression diplomatique internationale des pays arabes et musulmans et celle des pays européens qui manifestent leur désaccord avec cette décision. Notamment l’Allemagne, qui continue à manifester son désaccord avec cette guerre. Toutes ces positions poussent les Américains à réfléchir à leur décision. La machine de guerre est lancée, mais elle est retardée. Peut être dans l’avenir les Américains auront-ils du mal à mener à bien cette guerre. Cela dit, à mon avis, ils vont continuer à exercer leurs pressions et vont poursuivre leurs préparatifs de guerre jusqu’à obtenir la chute du régime irakien ou l’élimination de Saddam Hussein et l’instauration d’un régime qui leur soit très lié.

Une chute du régime sans faire la guerre ?
La guerre contre l’Irak ne s’est pas arrêtée en 1991. Mais je parle de l’acte décisif d’envahir l’Irak pour changer la situation. Cela n’est pas inévitable. Si la mobilisation de l’opinion publique contre la guerre s’accroît et que le régime se désintègre, cet acte deviendra superflu. On voit bien que sous la pression de l’opinion internationale, les Américains ont été obligés de reculer. L’Administration américaine sait qu’elle court des risques et qu’elle doit ménager l’opinion publique.

Mais aujourd’hui les Américains ont atteint un degré de force qui leur permet de se passer de tout le monde …
C’est vrai, ils n’ont besoin de personne, mais la puissance militaire ne suffit pas. Ils ont besoin aussi de légitimer leur acte. On peut toujours gagner une guerre militairement, mais on peut aussi la perdre politiquement. Je pense que les Américains sont conscients de cela. Ils savent qu’ils ne peuvent pas ignorer la position des pays européens ou négliger l’évolution de leur propre opinion publique : selon les derniers sondages, la popularité de Bush a beaucoup baissé.

Pourquoi ce changement brutal dans les cibles de guerre américaine : aujourd’hui, on ne parle plus de la menace d’al-Qaïda. N’y-a-t-il plus que l’lrak ?
L’Irak n’est pas le but majeur de l’administration américaine. L’occupation de l’Irak est le premier pas vers le contrôle de l’ensemble de la région. Si on observe bien l’évolution de la situation on verra que les Américains ont réalisé plusieurs de leurs objectifs sans même être obligés de recourir aux frappes massives, en réussissant à imposer des bases militaires dans pratiquement tous les pays du Golfe : Qatar, Bahreïn, Oman, Arabie Saoudite, etc. A partir de leur contrôle de l’Irak, ils chercheront à peser de tout leur poids sur les destinées de la région, afin qu’elle s’adapte totalement à leurs vues, réponde aux exigences de la stratégie américaine globale de maintien de sa suprématie dans le monde et lui assure le rôle de leader du monde entier face à tous les autres concurrents : européens, japonais, chinois. Cela dit, le contrôle de l’Irak comme de l’ensemble de la région du Golfe et du Moyen-Orient n’est qu’un moyen pour maintenir et renforcer l’hégémonie américaine mondiale perçue aujourd’hui comme un empire. A partir de l’Irak américaine, ils vont d’abord s’assurer la soumission de la région moyen-orientale, sa réorganisation et la mise en place des équipes qui sont plus disposées que les équipes actuelles, pourtant pro-américaines, à suivre les conseils de l’Administration dans des affaires stratégiques comme la guerre contre le terrorisme, la sécurité d’Israël, le prix du pétrole, les rapports stratégiques avec Washington.
Il est évident que l’Administration américaine ne fait plus confiance aux équipes gouvernantes actuelles, accusées de mille négligences, et elle préfère avoir affaire à des systèmes plus ouverts et transparents lui permettant de surveiller et d’intervenir d’une manière plus facile et simple. La région doit être mise en effet, dans la conception de Washington, sous haute surveillance, voire sous mandat américain.

Est-ce que vous croyez à une certaine volonté américaine de réorganiser la carte politique de la région : diviser l’Irak et l’Arabie, par exemple ?
Les Arabes ne peuvent que craindre cette politique américaine qui fait dépendre leur sort des décisions extérieures. Décisions qui ne tiennent pas compte de leurs intérêts et qui ne peuvent que conduire à l’anarchie, à la division, à l’éclatement, voire à l’explosion de certains pays. Pour le moment, je crois que les Américains n’ont pas de plan concret. Ils sont plutôt pragmatiques. Cela peut changer en fonction de l’évolution de la situation en Irak et dans d’autres pays de la région, et des forces existants sur le terrain.

On a constaté que certains alliés américains hésitent beaucoup à soutenir l’actuelle guerre, surtout l’Arabie.
Tous les pays arabes, y compris les plus proches de l’Amérique, ont peur des conséquences néfastes de cette guerre sur leur région. Ils ont peur de perdre le contrôle de la situation dans une région soumise à de fortes tensions. Cette peur n’est pas injustifiée. Les Américains ne peuvent pas garantir la stabilité de ces régimes et de la région tant qu’ils continuent à soutenir la politique guerrière et expansionniste d’Israël. L’opinion publique arabe, quelles que soient ses convictions, ne peut pas accepter la domination d’une puissance qui est l’alliée stratégique d’un Etat agresseur et expansionniste qui détruit l’avenir des Palestiniens et des Arabes. Cela est un premier élément. Le deuxième élément étant que les Américains ont associé l’islam au terrorisme, ce qui ne peut être accepté par une opinion publique arabe à majorité musulmane et croyante. Ils ne peuvent supporter que les Américains viennent s’installer dans la région pour les traiter de terroristes. Le troisième élément est le refus des Arabes du projet américain de contrôler les ressources de la région. La domination américaine entraînera sans aucun doute de fortes résistances. La stratégie américaine de contrôle et de restructuration de la région conduira à plus d’hostilité et d’instabilité qu’aujourd’hui.

L‘actuelle administration est dominée par des extrémistes chrétiens qui poussent à la guerre plus qu’à la paix…
Une grande partie de l’opinion publique arabe voit dans cette croisade américaine contre l’Irak et l’ensemble des peuples arabes et musulmans essentiellement un moyen de défendre les intérêts d’Israël. C’est pour cela que la politique américaine dans la région est perçue comme une agression.

Comment expliquez-vous le silence de la France ces dernières semaines ? Le Président de la République a même fait allusion à « l’inévitable guerre ».
Je crois que les pays d’Europe, en particulier la France, comme durant la première guerre du Golfe, sont partagés entre deux alternatives. Dont s’associer aux Américains dans leur guerre injuste pour ne pas sortir du cercle étroit des grands, et défendre tout simplement leurs intérêts réels. Je pense qu’ils vont choisir de s’aligner sur la position américaine comme ils l’ont fait dans le passé.

Les Russes et les Chinois aussi ?
Aujourd’hui, à mon avis la politique chinoise n’obéit pas à des impératifs idéologiques mais elle est totalement pragmatique. La décision de Pékin dépendra de l’intérêt qu’a la Chine, c’est-à-dire du prix que les Américains sont prêts à payer. Quant aux Russes, ils ne diffèrent pas des Chinois. Leur décision dépendra aussi du soutien de Washington à la politique russe en Tchétchénie.

Comment expliquez-vous la démobilisation des Arabes par rapport à la première guerre du Golfe ? La dernière manifestation contre la guerre à Rabat n’a rassemblé que 7000 personnes alors qu’en 1991, elle avait rassemblé plus de 800000 personnes.
L’opinion arabe a été neutralisée par des décennies de trahisons intérieures et extérieures. Elle n’a plus confiance. Elle ne croit ni aux Américains ni aux dirigeants arabes qui ont montré leur incapacité à faire face à la situation. Elle est désorganisée voire interdite d’exister. Mais il est évident que les gens s’opposent à l’entreprise de guerre dévastatrice américaine comme au maintien des systèmes d’oppression.

La Syrie et l’Iran sont dans une situation embarrassante. L’Amérique, si elle occupait l’Irak, serait à leurs frontières…
La Syrie est déjà accusée par Israël d’avoir recueilli des armes de destruction massive en provenance d’Irak. Elle est toujours sur la liste américaine des pays qui soutiennent le terrorisme. Israël, et éventuellement une partie de l’équipe Bush, pensent que la Syrie doit être la deuxième cible dans la guerre pour la « pacification » de la région. Les Syriens ont donc raison de craindre le pire. Quant aux Iraniens, ils font depuis longtemps l’objet d’une forte pression américaine pour changer de politique.

Quel sera à votre avis l’impact de cette guerre sur les banlieues françaises, où il y a la forte présence d’une population d’origine maghrébine ?
L’opinion publique arabe en France, comme partout ailleurs, est majoritairement opposée à la guerre contre l’Irak.

Pensez-vous qu’il y a un risque de confrontation communautaire entre musulmans et juifs en France en cas d’une éventuelle guerre ?
Je ne pense pas que cela puisse se produire. Aujourd’hui l’opposition est orientée contre les Américains et non pas contre les Israéliens. Mais il est évident que si les Israéliens profitent de cette guerre pour réaliser leur projet de transfert de Palestiniens hors de leur territoire occupé, la situation risque d’évoluer.

Pensez-vous que le futur Conseil Français du Culte Musulman pourra jouer un rôle dans ces moments de tension ?
Il est destiné à parler au nom des musulmans de France. Maintenant, est-ce qu’il bénéficiera de suffisamment de soutien et de confiance pour que ses positions soient acceptées par la majorité de l’opinion musulmane en France ?

Peut-il se retrouver en échec ?
Tout dépend de la qualité de ses dirigeants et de leur politique. Il est évident que s’ils arrivent à obtenir l’adhésion de la majorité de la communauté, les choses vont aller dans le bon sens.

Retournons à la question irakienne, est-ce que la fin de ce régime sera la fin de l’un des derniers régimes basés sur le nationalisme arabe ?
Le nationalisme n’est plus l’idéologie dominante dans la région. La chute du Baath ne signifie pas la chute du nationalisme arabe, juste celle d’un régime tyrannique qui a été le résultat de la dégénérescence du nationalisme. Mais il ne faut pas confondre le nationalisme en tant qu’organisation politique et le sentiment d’appartenance à une nation. La fin du projet du nationalisme arabe n’a pas effacé le fort sentiment d’appartenance à l’arabité comme identité culturelle. Les Arabes peuvent aujourd’hui s’orienter vers des projets d’intégration économique pour exprimer leur solidarité, comme partout ailleurs dans le monde où l’on a assisté dans les trois dernières décennies à la création de plusieurs entités régionales, notamment en Europe occidentale.

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