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Un Feddai de la plume

Jean GENET, qui n’avait pas d’adresse fixe hormis celle de son éditeur, a tissé sa vie dans un va-et-vient incessant entre sa culture d’origine qu’il détestait et le monde arabe, qui le fascinait. Au cours de ce cheminement, l’écrivain parjure ne pouvait qu’aller à la rencontre de ce peuple vagabond que formaient les Palestiniens. Ceux-ci surent l’accueillir et se prêter à son verbe. Aussi, nul autre n’a mieux écrit et transfiguré ce que fut la résistance palestinienne des années 1970.

En préface d’un ensemble de textes qu’il a réunis à l’occasion de la première création de « Quatre heures à Chatila » en 1991 au théâtre du Volcan, Jérôme Hankins écrit : « Il est temps que l’expression « période palestinienne » appliquée à Jean Genet, soit comprise comme on dit « période bleue », au sujet de Picasso. Quête esthétique et action politique étant indissolubles au point qu’il est impossible de démêler si Genet a voulu raconter les Palestiniens, ou si les Palestiniens lui ont simplement servi à se raconter ». Nous ne trancherons pas en faveur de l’une ou l’autre de ces hypothèses. Une chose nous paraît certaine, néanmoins : en épousant la cause palestinienne pendant la révolte militaire, le temps des feddayins – du milieu des années 1960 au début des années 1980 –, Jean Genet a écrit l’un des plus beaux chants qu’il nous ait été donné de lire sur le combat d’un peuple pour la reconnaissance de son droit, celui de vivre sur une terre dont il fut dépossédé. Chant ultime puisque l’auteur devait mourir en corrigeant les dernières épreuves d’Un Captif amoureux…

Exilé de l’intérieur
Enfant de l’Assistance publique, exilé de l’intérieur de la société française à laquelle il voua une haine féroce pour l’avoir emprisonné durant quatorze ans en tant que « déviant » (délinquant et homosexuel), Genet a rédigé ses premiers ouvrages dans sa cellule, dont il sortira au détour des années 1940. Et puis, presque plus rien. Un silence de trente ans, déchiré par quelques poèmes et éclats théâtraux (Les Nègres, Le Balcon, Les Paravents…), illuminés par une langue aussi parfaite qu’incandescente. C’est que se plaçant en retrait volontaire de la création, « survivant à la rêverie » qui avait commandé ses premiers livres, Genet avait besoin « d’entrer dans l’action pour obtenir une espèce de plénitude de vie », comme il le confiera à la radio autrichienne en 1983. « Évidemment, j’ai été vers les peuples qui se révoltaient. Mais tout naturellement parce que moi-même j’ai besoin de remettre en question toute la société ». Un élan qui l’amena à passer de longs mois aux côtés des Black Panthers(1) et surtout avec les feddayins palestiniens, auprès desquels il devait connaître une expérience de liberté.
C’est sans doute sa première rencontre avec la culture arabe, alors qu’il était soldat à Damas à la fin des années 1920, qui le conduira à débarquer à Amman après le massacre de Septembre noir (2). Là, il se fit octroyer un laissez-passer par Yasser Arafat, qui lui permit de circuler librement, pendant six mois, dans les bases de la résistance palestinienne établies en Jordanie dans les montagnes de Jerash et d’Ajloun, avant d’être expulsé par les autorités du pays en 1972. De ce séjour, Genet va tirer un premier texte, Les Palestiniens, publié en français à titre posthume en 1991(3).

L’éclatement hors de la honte
Il y transparaît déjà la transformation que Genet éprouva au contact des combattants palestiniens : « En Europe, par une paresse innée, j’avais l’habitude de considérer la fonction plutôt que l’homme. Chaque homme était interchangeable à l’intérieur de la structure où se définissait sa fonction. Sur les bases palestiniennes, ce fut le contraire qui arriva. On ne remarquait que l’homme indépendamment de sa fonction, et cette fonction ne servait pas à maintenir en place un système, mais à lutter pour en détruire un ». Aux côtés du mouvement palestinien, où il entrevoyait un socialisme concret, chaque geste accompli, chaque parole prononcée par les feddayins, « échappés des camps, à une morale imposée par la nécessité de survivre, échappés du même coup à la honte » vise « obscurément » la beauté. Par ce terme, il faut entendre une « insolence rieuse qui s’aperçoit que l’éclatement hors de la honte était facile »(4).
Et cette beauté illuminait aussi les camps régis par le règne des femmes palestiniennes, par lesquelles Genet était entré en contact avec la résistance. L’écrivain les admirait parce que les Palestiniennes lui semblaient « assez fortes pour soutenir la résistance et accepter les nouveautés d’une révolution ». Elles avaient déjà désobéi aux coutumes de l’arabité : regard direct soutenant celui des hommes, refus du voile, cheveux visibles quelquefois complètement nu… « La plus courte et la plus prosaïque de leurs démarches était le fragment d’une avancée très sûre vers un ordre nouveau, donc inconnu d’elles, mais où elles pressentaient pour elles-mêmes la libération et pour les hommes une fierté lumineuse » (4). Pour Genet donc, le peuple palestinien, cet « astre en formation » dans la nébuleuse du monde arabo-musulman ne devait pas seulement lutter pour la libération d’un territoire, mais viser la transformation de l’individu arabe même, asservi par des régimes autoritaires et policiers.

Renaissance sur des ruines
Et puis, le rêve s’est brisé au début des années 1980. De retour de Beyrouth, où il avait accompagné Leila Shahid pour vivre la fin du siège israélien et assister, dans l’impuissance, à l’anéantissement des civils des camps de réfugiés par les milices phalangistes, Genet écrit Quatre heures à Chatila. D’un jet, comme plus tard on lancera des pierres. Pour dire ce que l’on refuse encore d’admettre (la trahison des puissances occidentales, la lâcheté voire la complicité d’Israël), tendu entre l’âpreté et la douceur, oscillant entre les temporalités. L’hier du rêve éveillé vécu pendant l’épopée jordanienne s’y mêle au présent de la réalité des ruines et des corps massacrés, en décomposition, qui annoncent la mort de l’idée même de révolution palestinienne. Le texte se referme sur l’évocation d’une rencontre effectuée par l’écrivain à l’aéroport de Damas avec de jeunes feddayins :  » ils avaient seize ou dix-sept ans : ils riaient, ils étaient semblables à ceux d’Ajloun. Ils mourront comme eux. Le combat pour un pays peut remplir une vie très riche mais courte. C’est le choix, on s’en souvient d’Achille dans l’Iliade ».
Personne n’avait vu, à l’époque, que cette phrase annonçait déjà l’entreprise du Captif amoureux et que Genet entamait là sa renaissance en tant qu’artiste, en devenant le chantre des Palestiniens qu’il n’aurait peut-être pas autant aimé « si l’injustice n’en avait pas fait un peuple vagabond ». Leila Shahid, à laquelle il était venu rendre visite avant d’entamer un ultime périple moyen-oriental pour rassembler les éléments épars du Captif, se souvient de ce jour où l’écrivain lui est apparu « habillé en blanc de la tête aux pieds (…), radieux, comme si un halo de lumière l’entourait. Il avait l’air d’une mariée ».
En fait, Genet se préparait à séjourner dans la même contrée que celle du Funambule – un poème en prose datant de 1958 -, à se placer dans un état de solitude désertique proche de la mort, dans « cette région désespérée et éclatante ou opère l’artiste » : « Malgré ton fard et tes paillettes, tu seras blême, ton âme livide. C’est alors que ta précision sera parfaite. Plus rien ne te rattachant au sol tu pourras danser sans tomber. Mais veille de mourir avant que d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil ». Jean Genet s’apprêtait à danser une dernière fois pour la gloire des Palestiniens, ceux-là même qui l’avaient aidé à vivre et qu’il se devait d’immortaliser.

(1) Mouvement politique fondé en 1968 prônant la libération des Noirs américains par la guérilla urbaine, dont Malcom X fut le maître à penser.
(2) Du nom donné à l’écrasement de la résistance palestinienne en Jordanie par l’armée du roi Hussein en septembre 1970.
(3) Rédigé à l’automne 1972, il a d’abord paru en arabe en 1973 dans la revue Shoun Falestine, puis en anglais dans le Journal of Palestinian studies.
(4) Quatre heures à Chatila

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