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Sabra et Chatila :

En novembre dernier, Maîtres Chibli Mallat, Michael Verhaeghe et Luc Walleyn, avocats des parties civiles palestiniennes et libanaises devant la justice belge dans l’affaire « Sabra et Chatila », ont été invités au Parlement européen de Bruxelles. Après avoir permis la condamnation de quatre génocidaires rwandais en 2000, la « compétence universelle » de la justice belge se saisit de crimes commis au Proche-Orient. Entretien avec les trois avocats.

La Médina : Où en est actuellement l’instruction ?
Michael Verhaeghe : Notre plainte déposée en 2001 se fondait sur des témoignages recueillis au Liban par Chibli Mallat et par l’historienne palestinienne Rosemary Sayegh. Dans un premier temps, personne n’a réagi. Mais lorsque le Parquet de Bruxelles s’est déclaré compétent pour poursuivre Ariel Sharon et Amos Yaron pour crimes de guerre, puis pour génocide et pour crime contre l’humanité, l’Etat d’Israël a adressé une lettre au juge d’instruction Patrick Collignon, afin de soulever une série de problèmes de procédure (immunité, souveraineté de l’Etat, etc.). Considérant que la plupart de ces arguments ne valaient rien en droit, le juge a souligné que le code d’instruction criminelle belge requiert la présence sur le territoire belge de l’auteur présumé des faits. Le dossier a alors été transmis à la Chambre des mises en accusation, compétente pour trancher les litiges de procédures. Et, après sa décision de déclarer la plainte irrecevable, notre pourvoi en cassation porte encore sur des questions de droit et non de fait.
Notre pourvoi a été reporté sine die, mais la réforme de la loi de compétence universelle actuellement en cours au Parlement belge devrait bientôt permettre à la Cour de cassation de trancher. Le 22 janvier, la Commision de la justice du Sénat a en effet approuvé des amendements destinés à préserver l’essentiel de la loi de 1993, tout en reconnaissant l’immunité des chefs d’Etat et de gouvernement en exercice. L’affaire Sabra et Chatila pourrait donc, sous toute réserve, être traitée par le justice belge ; mais tant qu’il demeurera premier ministre, Ariel Sharon échappera aux poursuites.

Si l’affaire devait être jugée, toutefois, de quels éléments de preuve disposeriez-vous ?
Chibli Mallat : La possibilité octroyée par la loi belge d’entendre les victimes directement a permis de mettre en lumière deux éléments nouveaux. Contrairement à la thèse retenue par la commission Kahane et désormais ancrée dans l’imaginaire collectif israélien, on peut maintenant supposer la présence active d’instruments de « l’appareil répressif israélien » à Sabra et Chatila durant les massacres. L’autre question concerne les disparus : d’après les témoignages des familles, entre un tiers et la moitié des victimes de Sabra et Chatila n’ont pas été massacrées dans les camps même, mais à la suite d’interrogatoires menés les 17 et 18 septembre à la Cité sportive de Beyrouth, sous la direction des services de renseignement israéliens. Il semble qu’il y ait eu là trois niveaux d’implication. Tout d’abord l’armée et les simples soldats qui, témoins des massacres, en ont référé à leurs supérieurs. Les documents en notre possession montrent, ensuite, une hiérarchie et des directives précises, et un flux d’ordres transmis par des agents du Mossad à quelques chefs phalangistes pendant les neuf mois qui ont précédé le massacre. Le troisième niveau est constitué par les services secrets militaires, qui ne semblaient pas du tout d’accord avec la stratégie du Mossad…

Luc Walleyn : C’est l’instruction qui devra démontrer ces faits mais, ces derniers mois, certains témoignages ont pu indiquer que des unités israéliennes spécialisées dans la lutte antiterroriste, telles que la « Sayaret Matkal » qui opère encore actuellement dans les territoires occupés, auraient assassiné plusieurs personnes sur la base de listes établies à l’avance, au cours de la première phase du massacre. Nos clients et des témoignages recueillis auprès du personnel médical alors présent dans les camps, indiquent qu’ils ont entendu parler hébreu au cours des tueries, qu’on a retrouvé sur place une carte d’identité militaire israélienne, etc.

Plus de vingt ans après les faits, une enquête pour étayer ces élements est-elle encore possible ?
Luc Walleyn : Absolument. Et bien davantage, même, que dans des procès plus récents et tout à fait valables concernant la seconde guerre mondiale. Dans le cas de Sabra et Chatila, les témoins des camps sont toujours là. Ils n’ont jamais été interrogés par la Commission Kahane et peuvent l’être par un juge d’instruction belge, de même que des témoins neutres ou des soldats israéliens. On peut également s’appuyer sur le matériel réuni à l’époque par deux autres commissions d’enquête, la commission onusienne Mc Bride et la « Nordic Commission » d’Oslo. Toutes deux ont auditionné des témoins (et non les victimes, qui à l’époque ne pouvaient pas quitter le Liban). Des dizaines d’heures de témoignages vidéo sont encore à notre disposition. Et du côté phalangiste, l’ancien chef Elias Hobeika, avant d’être assassiné, avait annoncé qu’il communiquerait ses archives et celles de ses collaborateurs…

Vous évoquez la responsabilité d’un appareil d’Etat, thèse que semble avoir repris à son compte Israël, qui a décidé de prendre un avocat. Etait-il fondé à le faire ?
Michael Verhaeghe : Quand le procès de l’ancien responsable nazi Adolf Eichmann a eu lieu à Tel-Aviv en 1961, celui-ci a commencé par dire : « je n’ai jamais tué un juif ni ordonné de le faire ». Il ne se sentait pas coupable dès lors qu’il n’avait pas commis personnellement les actes. Or en matière de crimes contre l’humanité, la plus grande responsabilité est celle de ceux qui ont développé, construit ou permis à la machine à tuer de fonctionner. En ce sens, la notion classique de responsabilité pénale avec un auteur, un co-auteur et des complices, n’est pas tout à fait applicable ici. MM. Sharon et Yaron, comme la vingtaine d’autres personnes qui figurent dans la plainte, des généraux israéliens ou des commandants phalangistes, sont responsables au plan de la morale internationale, sans avoir pour autant de sang sur les mains.

Chibli Mallat : Notre démarche ne vise pas l’Etat israélien. L’individuation est extrêmement importante même quand on parle aujourd’hui d’un système d’Etat répressif. A ce titre, je trouve intéressant qu’à l’intérieur même des services secrets israéliens, il y ait eu des luttes assez vives entre certains responsables qui considéraient qu’il était dramatique d’être impliqué dans de tels événements. Même si une machine d’Etat a été mise à contribution dans un crime contre l’humanité, cela ne signifie pas que l’Etat soit responsable. Il y a des individus au sein de cette machine qui sont responsables.

Le développement de l’affaire « Sabra et Chatila » peut-il avoir des répercussions sur des événements plus actuels ?
Chibli Mallat : En 1982, aucun Libanais n’aurait imaginé pouvoir déposer une plainte devant un tribunal européen. Or le Moyen-Orient est, hélas, le lieu privilégié où la machine d’Etat est mise à la disposition des plus hauts dirigeants politiques pour commettre des crimes que le droit international tente d’endiguer et de punir. La dimension récidiviste de M. Sharon ces derniers mois (Jénine, Khan Younès…) ne fait que prouver la nécessité d’introduire dans le débat l’élément le plus fondamental qui lui était jusqu’ici étranger, à savoir la responsabilité criminelle que les politiques engagent en utilisant la machine d’Etat pour commettre des crimes qui ne seraient pas envisageables autrement.
Nous avons affaire à des processus similaires dans le cas irakien. Selon les dires de Max Van der Stoel [rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur la situation des droits de l’homme en Iraq entre 1991 et 1999, NDLR], le régime de Saddam Hussein est le plus violent que l’on ait connu depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il est toujours en place, alors que les sanctions économiques ne le touchent pas du tout, et que la guerre annoncée ne touchera que des civils. La distinction entre gouvernants et gouvernés établie en droit international est pourtant le seul moyen d’opérer une différence pratique entre les victimes et les gouvernements. C’est vrai en Israël, comme en Irak. Cette conception essentielle n’a pas encore le poids qu’elle devrait avoir dans les relations internationales. L’affaire « Sabra et Chatila » représente un aspect de la lutte contre l’impunité. Avec celle d’Halabja(1), elles constituent deux faces d’un crime contre l’humanité qui reste impuni.
Il est étonnant que l’administration américaine, très impliquée dans une autre procédure engagée en Belgique contre Saddam Hussein, le soit beaucoup moins dans le cas de Sabra et Chatila. Comme dans l’affaire concernant M. Sharon, on retrouve une panoplie typique de crimes contre l’humanité, mais également des crimes de guerre contre l’Iran et le Koweit, sans oublier le chef de génocide dans le dossier kurde. Cette action en justice, qui a démarré en 1996 avec le lancement de la campagne « Indict » contre le dirigeant irakien, est à mon avis susceptible de donner un bien meilleur résultat que des bombardements tels que ceux auxquels on a assisté en Afghanistan ou au Kosovo.

(1) En mars 1988, les avions de l’armée irakienne ont déversé un déluge de bombes chimiques et biologiques sur cette ville de 80000 habitants située au Kurdistan irakien. Prés de 7000 habitants sont morts dans les semaines qui ont suivi.

Pour plus de renseignements, consulter :
www.indictsharon.net et www.mallat.com
Un ouvrage d’un ancien correspondant de Radio France au Liban entre 1982 et 1995, à paraître chez Albin Michel au début de l’année 2003, doit également éclairer les faits.

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