Les trois visages de l’islam en Martinique
Depuis le début des années soixante-dix, l’islam se réimplante en Martinique. La pratique des immigrants palestiniens du début du siècle a été réactivée par la venue de nouvelles communautés, originaires d’Afrique de l’ouest, et par celle des Martiniquais convertis. Oubliées de la Consultation, ces communautés commencent pourtant à sortir de l’ombre.
Il est bien connu que dans la Caraïbe, à côté d’un catholicisme longtemps hégémonique, se sont développés, depuis les années 70, de très nombreux nouveaux groupements religieux, autochtones ou transplantés, les plus importants d’entre eux étant issus du protestantisme. Mais on sait moins qu’il existe aussi dans ces îles des musulmans. Si leur nombre est beaucoup plus remarquable dans les Antilles anglophones (Barbade, Trinidad et Tobago notamment), leur présence dans les Antilles françaises ne manque cependant pas d’intérêt.
En Martinique, on peut évaluer le milieu musulman à environ 500 personnes – moins de 1% de la population de l’île ; encore faut-il préciser que ce nombre est très extensif, rassemblant les fidèles fréquentant très régulièrement les lieux de prière, ceux qui ne s’y rendent qu’occasionnellement, en grande partie pour des raisons identitaires, et ceux qui ne se définissent comme musulmans qu’en référence à leur appartenance familiale. On voit donc que ce milieu n’est pas unifié.
L’origine géographique des musulmans vivant en Martinique est très diversifiée. Les plus anciennement arrivés viennent de Palestine, qu’ils ont quittée dès la fin des années trente pour aller faire fortune en Amérique du Sud ; c’est presque par hasard qu’ils se sont arrêtés dans la Caraïbe où certains sont maintenant installés depuis trois générations. Les Martiniquais les désignent, avec leurs compatriotes d’origine chrétienne, sous le nom de « Syriens », terme synonyme de « commerçants moyen-orientaux ». D’abord colporteurs dans les communes, ils se sont peu à peu sédentarisés à Fort-de-France, où certains d’entre eux sont à la tête d’entreprises prospères ; ils se sont spécialisés dans le commerce du vêtement. Bien que nombre d’entre leurs membres soient nés en Martinique, parlent le créole, se transmettent leur affaire, ces familles palestiniennes musulmanes sont actuellement très fortement endogames et entretiennent des liens étroits avec leur région d’origine.
Le second groupe numériquement important est composé de musulmans venant d’Afrique de l’Ouest (Guinéens, Sénégalais, quelques Maliens), quasiment tous passés par l’école coranique. Ils sont arrivés en Martinique depuis la fin des années soixante-dix. Hormis quelques individus mariés à des Martiniquaises, cette population d’origine africaine se caractérise par une très forte mobilité et une circulation intense entre les îles de la Caraïbe, la métropole, l’Afrique. A côté d’un petit nombre de cadres, de professions libérales et d’artisans, les « Africains » sont pour l’essentiel marchands ambulants ou marabouts.
Vivent aussi en Martinique, pour un temps plus ou moins long, parfois simplement le temps d’une mission ou d’un chantier, des Maghrébins, techniciens, commerçants itinérants, restaurateurs, et des métropolitains convertis à l’islam.
Marabout malien
Mais ces musulmans d’origine étrangère, qui révèlent une part des courants migratoires composant actuellement la population de l’île, ne sont pas les seuls à y vivre : il y a aussi des Martiniquais convertis à l’islam. Certains l’ont été en France, souvent au contact de musulmans notamment originaires d’Afrique de l’Ouest. La fréquentation de grands centres d’éducation islamique (tel celui de Saint-Denis ou de Mantes-la-Jolie), les séjours itinérants dans des mosquées et la participation à des tournées de rappel à la foi restent pour nombre d’entre eux une expérience marquante. Mais d’autres ont embrassé l’islam en Martinique même.
Le développement de l’islam dans l’île a en effet une histoire que l’on peut décrire avec une certaine précision. Le catalyseur en est un marabout malien, arrivé en Martinique à la fin des années soixante-dix. Alors que les familles palestiniennes avaient pour la plupart abandonné l’islam ou se limitaient à quelques pratiques formelles dans un cadre exclusivement familial, cet homme les a exhortés à se rassembler ; avec ceux qui le suivirent, et les « Africains » réunis autour de lui puis les Martiniquais convertis à son contact, il a créé la première mosquée, dispensé les rudiments d’un enseignement islamique et, pendant un temps, organisé un abattage rituel. Si la légitimité de ce personnage finit par être contestée par certains, si des dissensions et des rivalités se firent jour, comme dans toute communauté en formation, son rôle fondateur n’en est pas moins reconnu de tous.
Les trois associations islamiques existant actuellement en Martinique sont directement issues de son entreprise, même si deux d’entre elles résultent d’une scission. La plus ancienne, créée au début des années quatre-vingt, se nomme « Le lien islamique universel en Martinique » ; c’est un élève martiniquais du marabout malien, cherchant à perpétuer l’héritage de ce dernier, qui remplit la fonction d’imam dans un lieu de prières qui rassemble principalement des Martiniquais et des Africains. La seconde est à l’origine une dissidence de la première : le « Centre culturel islamique » est numériquement la plus importante. Son imam, issu d’une famille mouride du Sénégal, a fait ses études en Arabie saoudite, d’où il a été envoyé en Martinique en 1984. Partisan d’un islam tolérant, il assume, outre la conduite des prières et la formation de chacun au rituel, un enseignement aux adultes et aux enfants, dont certains sont désormais plus savants en matière islamique que leurs parents retournés à l’islam parfois tardivement. Le lieu de prières, fréquenté par des musulmans de toutes origines, est aussi un point de ralliement pour les nouveaux venus, et un endroit de convivialité où s’échangent les nouvelles, où se prennent des décisions : c’est bien aussi pour cette fonction intégratrice que certains y viennent.
Affirmer publiquement
leur existence
Contrairement à ces deux associations situées à Fort-de-France où vit la majorité des musulmans de l’île, la troisième est située à Rivière-Pilote, petite ville du sud. « L’entraide islamique » attache actuellement moins d’importance à la pratique communautaire qu’à la sensibilisation à l’islam de la population, que ses membres viennent trouver sur les marchés et les places publiques. Ne tirant sa légitimité ni de l’héritage du fondateur auquel il s’est opposé jadis, ni de liens avec l’Arabie saoudite et la Ligue islamique mondiale, son amir, un Martiniquais converti en France, entretient des relations avec l’islam de France, notamment avec la Fédération nationale des musulmans de France, et avec l’islam réformiste ouest-africain du Cheikh Touré. Défendant un islam rigoureux et culturellement ouvert, en particulier sur des problématiques tiers-mondistes, il a constitué la seule librairie de livres religieux et concernant l’histoire de l’islam qui existe en Martinique. Ces trois associations ne rassemblent toutefois pas la totalité des musulmans de Martinique : outre les musulmans dits « identitaires » peu intéressés par un islam purement religieux, certains, par éloignement ou par choix, pratiquent leur religion à l’écart de toute structure collective.
Depuis quelques années, une partie d’entre les musulmans semblent vouloir sortir de l’anonymat et de l’invisibilité où ils se confinaient, pour affirmer publiquement leur existence. Nombre d’entre eux se sont ralliés à la construction d’une grande mosquée, la seule jusqu’à présent des Antilles françaises, conçue comme un point d’ancrage de l’islam pour les générations futures ; les travaux sont cependant ralentis par la modicité des fonds rassemblés malgré les aides venues d’Arabie saoudite, car bien des musulmans en Martinique vivent dans une situation économique précaire. La question de la viande halal, déjà partiellement résolue par un abattage familial, par l’achat de pièces de mouton certifiées halal importée épisodiquement de Nouvelle-Zélande, voire par la prière dite sur une viande achetée simplement au marché, est en passe de trouver une nouvelle solution dans l’ouverture d’une boucherie vendant de la viande abattue rituellement en abattoir par l’imam du Centre culturel islamique. Mais le problème essentiel qui reste en suspens est celui du cimetière pour lequel aucun terrain n’a été jusqu’à présent concédé.
L’avenir de l’islam en Martinique résidera dans la possibilité de structurer un communauté dans un contexte où nombre de musulmans ne sont que de passage et hésitent à s’investir dans cette entreprise ; il dépendra aussi de la capacité à transcender les appartenances, source de frictions quand des responsabilités sont en jeu. L’émergence de musulmans martiniquais est aussi un enjeu important. Leurs itinéraires sont variés : les premiers convertis ont été attirés par les pouvoirs de guérison et de prospérité attribués au marabout malien et par un espoir de lutte contre la sorcellerie ; d’autres sont passés, avant d’embrasser l’islam, par diverses religions et pratiques, y compris le rastafarisme; d’autres encore, déçus par le catholicisme ambiant, ont été séduits par la simplicité du message musulman et l’effet structurant du rituel quotidien ; enfin c’est l’accès à l’homme universel après les durs particularismes de l’esclavage que certains ont trouvé à travers l’islam : pièce importante, pour eux, dans l’élaboration de leur être antillais.

