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Les militaires et l’axe israëlo-turc

La situation de la Turquie se voit déterminée, sur le plan régional, par deux enjeux majeurs : le poids des militaires dans l’adoption des décisions politiques d’une part, et la grande importance que constitue pour le pays la concrétisation récente d’un axe israélo-turc d’autre part. Deux facteurs déterminants dans la période de crise que traverse actuellement le Moyen-Orient, et que sont venus confirmer de très récentes évolutions.

Pour prendre conscience du poids crucial que détient l’armée dans la gestion quotidienne des affaires politiques turques, il convient de rappeler tout d’abord que c’est à partir des années 1920 que les militaires se virent confier d’importantes prérogatives. A cette époque, les chefs de l’armée nationale avaient en effet pu, par l’intermédiaire du Parti républicain du peuple – parti alors unique -, exercer un pouvoir politique civil effectif. Cette situation connaîtra cependant un tournant dans les années 1950, quand le Parti démocrate procédera à un remaniement du rôle des élites dirigeantes qui aura pour conséquence l’affaiblissement du rôle des militaires. L’armée se sentira alors quelque peu flouée, et il découlera de surcroît de cette disposition une modification de l’origine sociale des jeunes gens optant pour une carrière militaire. C’est ainsi par cet événement qu’il faut comprendre la configuration actuelle, où l’armée incarne une représentation assez fidèle des composantes sociales effectives de la société turque. Mais ce tournant des années 1950 sera néanmoins éphémère, le coup d’Etat du 27 mai 1960 provoquant un remaniement politique dont les répercussions se font sentir aujourd’hui encore : c’est en effet à cette occasion que l’armée établira ses interventions au nom de l’instance militaire elle-même, renforçant ainsi son poids et son influence au sein de la société. L’année 1961 verra ainsi l’institution du Conseil de Sécurité nationale (MGK), dont la composition reflète l’importance. C’est en effet le président de la République qui est à la tête de cette instance. A ses côtés siègent : d’une part, le chef d’état-major général ainsi que des commandants des trois armées et de la gendarmerie et un général agissant en tant que secrétaire du Conseil ; d’autre part, le Premier ministre et les ministres de la défense, des affaires étrangères et de l’intérieur. Bien qu’ayant un rôle théoriquement consultatif, il va de soi que la composition du MGK montre la place déterminante que ce Conseil détient concernant toutes les orientations centrales du pays, et en tête desquels se profilent la question kurde et l’organisation de l’islam politique.
Parallèlement à cette influence d’ordre purement politique, il convient de noter que l’armée, forte aujourd’hui de 820000 hommes dont 35000 officiers, détient également une importance économique non négligeable. En effet, non seulement de nombreux officiers supérieurs sont actionnaires de sociétés nationales et multinationales turques, mais surtout l’OYAK (Fonds de Solidarité et d’Aide Mutuelle des Forces Armées), un holding très puissant, assure de par ses prérogatives et ses investissements d’importants avantages à ses membres (prêts financiers à taux préférentiels, retraites complémentaires…).
La synthèse « turco-islamique »

Sur le plan social, l’armée a également fait montre d’un rôle non négligeable en s’efforçant de réduire le rôle de l’islam, réduisant ainsi l’importance de la religion pour ce qui touche à l’organisation institutionnelle de l’armée. Ce fait ne semblerait cependant pas aussi paradoxal s’il n’y avait une disposition particulière introduite dans la Constitution de 1982 – largement inspirée par les mêmes militaires – qui a permis pour sa part l’instauration de la synthèse « turco-islamique ». C’est par cette disposition que seront rendus obligatoires les cours de culture religieuse et morale dans l’enseignement primaire et secondaire, un fait qui souligne la volonté pour l’armée d’utiliser les valeurs de l’islam afin d’ordonner la société tout en réaffirmant dans le même temps son attachement aux valeurs kémalistes. Les militaires continuent en effet à considérer que les dangers les plus manifestes pour la Turquie demeurent incarnés par le kurdisme et le fondamentalisme. C’est ainsi que la récente adoption par le Parlement turc de dispositions relatives aux droits culturels des Kurdes est à considérer comme un réel sacrifice consenti uniquement du fait de l’importance que représente pour le pays l’adhésion à l’Union européenne. Néanmoins, les trois principes du kémalisme – intégrité territoriale, unité de la nation, laïcité de la nation – restent par trop inscrits dans l’esprit des militaires turcs, à un tel point que l’on voit souvent en découler une rigidité excessive dans la conduite des affaires du pays.
L’axe israélo-turc

Sur le plan international, il convient de noter l’importance de la présence d’un axe israélo-turc qui joue pour beaucoup dans l’élaboration des décisions turques sur le plan régional(1). La signature entre la Turquie et Israël d’accords de coopération militaire, en février puis en août 1996, était en effet intervenue dans un climat de forte instabilité politique, dû essentiellement à la fragilisation des pourparlers de paix israélo-arabes, à l’assassinat d’Itzhak Rabin en novembre 1995 et aux thèmes développés par Benyamin Nétanyahou, alors candidat aux élections législatives israéliennes. Ankara vivait cette accumulation de tensions comme porteuse de lourds risques pour la sécurité régionale, d’où sa volonté de trouver une issue susceptible de lui assurer une garantie sécuritaire sur le long terme.
Rappelons que l’idée d’un rapprochement entre Ankara et Tel-Aviv n’était pas nouvelle. La Turquie avait en effet reconnu l’Etat d’Israël le 28 mars 1949; suivait l’établissement de relations diplomatiques dès 1952. Cette situation connaîtra cependant maintes perturbations, le poids économique constitué par les pays arabes du Moyen-Orient ayant souvent poussé Ankara à privilégier ses propres intérêts commerciaux, et à opter ainsi en faveur de ses voisins les plus à mêmes d’importer une grande partie de ses produits tout en lui assurant un privilège conséquent en termes de ressources pétrolières. Ces avantages ne l’emporteront cependant pas sur un impératif de taille dans la conception par la Turquie de ses relations internationales : sa volonté de s’attirer la faveur des Etats-Unis, puissance dont l’appui est synonyme de l’obtention de subsides importants doublés d’un soutien de taille dans le dispositif régional. Washington voyait, pour sa part, un intérêt tout aussi important à encourager l’insertion d’Ankara dans le dispositif sécuritaire régional, son association à un allié israélien déjà largement acquis permettant de surcroît l’entretien d’une dépendance israélo-turque poussant de facto les deux pays à renforcer leurs liens bilatéraux. Encourager cet axe revenait de plus à entraver la Syrie dans ses efforts de rapprochement avec Bagdad et Téhéran, ce qui revenait à réactiver dans une certaine mesure la stratégie dite « de périphérie » qu’Israël avait dessinée dans les années 50 autour de l’idée suivante : encercler les Etats arabes en s’appuyant sur leurs voisins périphériques non arabes (Turquie au Nord, Iran à l’est et Ethiopie au sud).
C’est ainsi que l’accord de coopération militaire du 23 février 1996 codifiera dans un premier temps ce rapprochement. Il consistera en l’instauration d’un programme de formation militaire commun, par lequel les pilotes des avions F-16 turcs s’entraîneront aux méthodes de la guerre électronique en Israël, cependant que leurs homologues israéliens obtiendront le droit de procéder à des manœuvres militaires dans l’espace aérien turc. Le second accord de coopération militaire, signé le 26 août 1996, matérialisera de son côté une politique d’échanges de haute technologie militaire entre les deux pays : la Turquie se trouvera ainsi à même de moderniser son matériel militaire, cependant qu’Israël pourra tirer profit de la vente de ses propres productions tout en concrétisant sa volonté d’établir une politique d’alliance avec des partenaires régionaux jugés importants et fiables pour sa stabilité régionale… le tout au détriment des pays arabes de la région, bien entendu.
Au final, force est de constater que la Turquie voit sa politique nationale comme ses décisions internationales dictées par les militaires du pays, qui oeuvrent à travers le MGK. Cette situation permet ainsi d’imposer le kémalisme comme précepte maître dans la détermination des avantages du pays. Une preuve supplémentaire de la haute importance tenue par ces intérêts dans la conception turque se retrouve d’ailleurs dans le comportement des dits « islamistes modérés », vainqueurs des récentes élections législatives. Ces derniers avaient déjà promis, au milieu des années 90, de ne pas développer de relations avec Israël s’ils venaient à accéder au pouvoir. De leur entrée au gouvernement en 1996 à aujourd’hui, ces paroles sont restées vaines.

Le risque commun

La période actuelle aura néanmoins connu des évolutions très significatives sur le plan politique. Ainsi, le sommet qui a réuni en janvier dernier la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Egypte, la Jordanie, la Syrie et l’Iran à Istanbul afin de désamorcer la crise irakienne aura été voulu non seulement par les autorités poliques turques, mais également par les militaires du pays. Aussi, même si les intérêts nationaux des pays du Moyen-Orient divergent régulièrement, force est de constater que la menace sur l’Irak aura provoqué un nouveau point d’achoppement : le risque commun encouru.

(1) Pour plus de détails, voir Billion Didier et El Mufti Karim, L’axe israélo-turc, in Revue Internationale et Stratégique n°40

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