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François Burgat

Plus d’un an après le 11 septembre 2001, comment se perçoivent mutuellement « l’Islam » (ou monde musulman) et l’Occident ? La Médina a interrogé le politologue François BURGAT, Français résidant au Yémen et spécialiste de longue date du monde arabo-musulman.

La Médina : Le 11 septembre 2001 est souvent présenté comme un tournant historique dans les relations entre « l’Islam » (ou monde musulman) et l’Occident. Où en étaient les perceptions réciproques de ces deux mondes avant les attentats ?
François Burgat : Ce sont deux vieux partenaires historiques, cousins issus d’une religiosité commune, acteurs d’une histoire constamment partagée, souvent conflictuelle. Chacun a toujours eu besoin de l’autre pour savoir où il en était et qui il était. Au cours des deux siècles écoulés, c’est l’Occident qui a été en situation de domination. Il l’est encore, jusqu’à un certain point, mais au prix d’un usage de plus en plus fréquent de la force. Il lui faut faire face à la résurgence de son alter ego, qui a des moyens de plus en plus efficaces de contester les bases idéologiques de son leadership. L’Occident est donc inquiet, et il a de plus en plus souvent des conduites réactives irrationnelles, comme celle qui le conduit à illégitimer un peu vite, sans prendre le temps de l’inventaire, les acteurs politiques employant le vocabulaire de la religion musulmane.
Dans cette conjoncture, certaines composantes du monde musulman ont, il est vrai, elles aussi parfois des attitudes irrationnelles, telles le rejet réactif indiscriminé de pans entiers de l’héritage occidental, sous le seul prétexte qu’il a été exprimé avec des matériaux symboliques empruntés à une culture autre que musulmane. Toute évolution de la relation entre les membres de ce tandem Islam-Occident perturbe l’identité de chacun d’eux. Si nous ne voulons pas nourrir la logique de la confrontation entre ces deux frères potentiellement ennemis, il nous appartient, dans le respect des identités culturelles et des appartenances religieuses, de rechercher systématiquement le dénominateur humaniste commun qui transcende nos appartenances réciproques.

Quel a été l’impact du 11 septembre 2001 sur leur perception mutuelle?
Le 11 septembre aurait pu être l’occasion pour l’Occident de prendre la mesure des dysfonctionnements de la scène internationale. Il aurait pu l’être également pour les régimes arabes, dont l’autoritarisme participe de cette grande fabrique de désespérés de la politique à laquelle ressemble à bien des égards le monde arabe. Cette grande tragédie aurait dû jouer le rôle de révélateur de l’urgence d’une réforme de ce que l’on pourrait appeler le système mondial de représentation, et de ses relais étatiques dans le monde arabe.
Or pour l’heure, la réaction occidentale, essentiellement sécuritaire, a surtout contribué à aggraver tous ces dysfonctionnements : les conflits palestinien et irakien se sont envenimés. Dans les Etats arabes, la criminalisation (la « benladenisation », pourrait-on dire) indistincte de toutes les oppositions islamistes, avec le soutien complaisant de l’Occident, a contribué à bloquer plus que jamais les perspectives de transition démocratique. Selon l’heureuse formule de l’opposant tunisien Mounzef Marzouki, « depuis le 11 septembre, jamais les dictateurs ne se sont mieux portés ». Le tournant du 11 septembre, si tournant il y a eu, est donc à mes yeux un tournant bien dangereux.

S’il existe un malentendu persistant entre Islam et Occident, la responsabilité en est-elle partagée ?
La position que j’exprime en tant qu’occidental ne doit pas être considérée comme absolvant les auteurs des attentats de toute responsabilité ou de toute critique, tant s’en faut. Mais ceux qui se trouvent du bon côté du rapport de domination portent à mes yeux une plus grande part de responsabilité que ceux qui subissent ces dominations. Ainsi, je n’accorde pas beaucoup d’intérêt aux explications culturalistes qui voudraient faire porter la responsabilité de l’épisode à une quelconque « maladie » de l’islam ou des musulmans.
Pour l’essentiel, il n’y aurait jamais eu à mes yeux de 11 septembre si l’Occident en général, et les États-Unis en particulier, n’employaient pas, pour défendre leurs intérêts au Proche Orient, les méthodes qui sont les leurs. Cela n’excuse en rien les dichotomies idéologiques simplificatrices de ceux qui ont pris les armes pour les combattre ni leur absolu mépris (à New York ou à Nairobi) pour ces dommages dits « collatéraux ». En dernière instance, c’est bien à mes yeux l’arrogance de la domination d’un camp sur l’autre qui est le facteur premier de ce déferlement de violence et non une quelconque « maladie » sociale, culturelle ou religieuse du camp du plus faible. Hors de l’inventaire réaliste des formes et des effets de ces dominations, directes ou par régimes illégitimes interposés, il n’est point à mes yeux de salut pour l’analyse.
Ces thèses culturalistes sont d’autant plus médiatisées qu’en ne désignant que la « maladie » du camp dominé, elles servent tout particulièrement la rhétorique des forts. Que l’on soit un général algérien s’accrochant au pouvoir, un président russe face aux revendications nationales tchétchènes ou un politicien israélien voulant faire oublier les réalités de la colonisation et de l’occupation militaire, il est extrêmement pratique en effet de pouvoir faire passer ceux qui vous résistent pour des « intégristes ». L’impasse de l’approche culturaliste est en fait aussi bien politique qu’analytique : lorsqu’elle ne conforte pas les stratégies seulement répressives, elle nous égare dans d’illusoires réactions éducatives : si, à Gaza, une jeune fille choisit de se faire sauter pour tuer des Israéliens, il faut avant tout, nous suggère la thèse culturaliste « réformer le système palestinien d’éducation religieuse » !

Mais le 11 septembre n’a pas engendré en Occident que des réactions cultruralistes…
Le problème dépasse de loin l’évaluation du 11 septembre. Pour rehausser en Occident l’image du monde musulman, il n’est bien évidemment interdit à personne de fabriquer à Paris, loin des turbulences des sociétés concrètes ou des exigences de la sociologie politique, une référence islamique idéale, à même de passer sous les fourches caudines de l’opinion publique occidentale la plus intransigeante : un hadith bien choisi du prophète par-ci, un vers du poète qui aimait le vin par là et une référence à ces paisibles soufis de l’Islam populaire qui ne font jamais de politique, y suffisent généralement.
Le problème commence lorsque cette référence, aussi généreuse qu’elle est volontariste et éloignée de la perception de l’immense majorité des populations concernées, sert de repère à l’opinion publique et aux décideurs occidentaux pour tracer la frontière entre les musulmans « malades » et les musulmans « bien portants », ceux qui sont fréquentables et ceux qui ne le sont pas. Au profit de très virtuels « défenseurs de la laïcité », l’Occident s’obstine alors à illégitimer, voire à criminaliser, 90 % des forces politiques réelles, envenimant ainsi, au lieu d’y mettre un terme, la spirale des malentendus. Le message de ces « intellectuels-muftis » des salons parisiens est donc, particulièrement trompeur.
Ceci dit, je ne nie pas l’utilité de moderniser tel ou tel compartiment de la culture populaire dans le monde musulman, où la tentation du repli culturelle est parfois présente. Mais toute ouverture culturelle a précisément besoin d’une libéralisation politique dont notre soutien à toutes les dictatures contribue directement à priver cette région. Je ne sous-estime pas non plus le danger qu’il y a à faire d’une appartenance culturelle et, a fortiori, religieuse, le prisme unique de sa vision du monde, surtout lorsqu’on en fait, comme les auteurs des attentats, une lecture très réactive. C’est là le meilleur moyen de nier l’existence de tout dénominateur commun universel et, presque automatiquement, d’exclure l’autre du monde légitime. Mais cette attitude n’est pas le propre des musulmans : avant que ses conseillers ne lui fassent faire marche arrière, le pilier présidentiel de la démocratie américaine avait lancé un très instinctif appel à la « croisade » qui en disait long sur ses propres repères.

Existe-t-il une différence entre les visions européenne et américaine de l’Islam et de l’islamisme ?
Cette différence est complexe. Jusqu’à un certain point, la société américaine, qui est plus religieuse que la société française notamment, devrait être davantage prête à accepter l’existence d’une idéologie politique qui prend appui sur l’appartenance religieuse : « In God we trust », dit une devise des Etats-Unis inscrite sur les billets de banque. Mais d’un autre côté, la position dominante des Américains, le fait qu’ils n’ont jamais l’occasion (comme un Européen qui séjourne aux Etats-Unis peut en faire l’expérience) d’être regardés « d’en-haut » les rend plus incapables, me semble t-il, de s’extraire de leur appartenance intuitive, de leur monde, d’imaginer que quelque chose de positif, de véritablement universel (et non seulement d’exotique et de folklorique) puisse être produit par une culture autre que la leur.

A votre avis, l’islamisme va-t-il modifier ses stratégies envers les régimes musulmans et envers l’Occident ? Les islamistes ont-ils, d’ailleurs, un avenir ?
Tout dépend ce que vous appelez islamisme. S’agit-il du rejet réactif de tout ce que l’Occident a produit pendant que les sociétés musulmanes étaient marginalisées, pendant qu’elles ne participaient pas directement à la marche de l’histoire ? Alors, non, je ne pense pas que l’islamisme a un grand avenir. Je pense même qu’il est en voie de disparition. Si vous évoquez, en revanche le puissant mouvement historique qui voit le lexique de la culture musulmane reprendre son rang dans une large partie du monde, si vous évoquez les mouvements de résistance à l’hégémonie occidentale ou à l’autoritarisme de bon nombre de régimes arabes alors… oui, à mon avis, l’islamisme et les islamistes ont encore un bel avenir devant eux.

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