Les oublis de l’Islam mondialisé
Dans son dernier ouvrage, le politologue Olivier Roy se penche sur L’Islam mondialisé. S’il décrit finement les tentatives de réislamisation des sociétés arabes ou occidentales, l’auteur emploie un vocabulaire parfois normatif qui occulte les tendances les plus vives du renouveau musulman.
Olivier Roy, d’abord spécialiste de l’Asie centrale, a progressivement évolué vers les nouvelles questions que pose l’islam politique. Dans son dernier ouvrage (voir ci-contre), l’auteur nous invite à parcourir un tableau où figurent les nouveaux acteurs de l’islam, du néofondamentalisme aux néoconfréries en passant par l’enracinement de l’islam à l’Ouest, sa déterritorialisation et bien sûr ses réseaux internet.
Certes, nous avons affaire ici à un tableau et non à un cliché. On retient notamment la remarquable analyse concernant les nouvelles générations de musulmans en Occident, “de l’acculturation à la reconstruction identitaire”, et le tout aussi intéressant chapitre “Comment penser l’Islam minoritaire et sans Etat ?” On regrette en revanche l’aspect parfois trop anecdotique du discours, orné d’un nombre conséquent de concepts – dont le plus audacieux (et déjà ancien)(1) est sans nul doute celui du “post-islamisme”.
Pour ne prendre qu’un exemple : “En Algérie, l’éffacement de l’islam politique est apparu lors des manifestations kabyles du printemps 2001”. Ici, il n’y a pas lieu de faire le parallèle entre le discours de l’islam politique du début des années 90 en Algérie (ayant eu pour origine les mouvements partisans de l’arabisation vers la fin des années 70), et les revendications de la culture amazigh face à l’hégémonie de la culture arabe, portées par les mouvements régionalistes kabyles. Le lecteur peu ou pas initié trouve un ensemble de faits s’articulant parfaitement les uns aux autres, mais au prix de nombreux raccourcis, parfois de confusions avec des réalités empruntées à des pays ou des époques bien différents.
Sans mentionner de facon claire que le “post-islamisme” est davantage le fait d’un durcissement de la répression des pouvoirs en place vis-à-vis de ces mouvements, plus que d’une démobilisation du discours islamiste, on risque de mal comprendre une partie de l’évolution actuelle. Répression, ou pression dans certains cas, très largement amplifiée par la “lutte contre le terrorisme”. De plus, les comparaisons incessantes entre les courants islamistes et les différents mouvements chrétiens ou de gauche en France et en Europe, quoique parfois utiles pour un public non initié, affaiblissent souvent l’analyse. Si l’on tente une approche érudite du phénomène, pourquoi sans cesse chercher à établir une symétrie souvent artificielle ? Le regard critique ne peut-t-il aborder les différentes questions auxquelles renvoie l’islam politique à travers son histoire, sa société, ses dirigeants, plutôt que de le ramener indubitablement à l’Occident ?
Même si l’auteur tend à dépasser les vues éthnocentrées de nombreux autres “chercheurs” patentés, il peine toutefois à s’extraire du “prêt-à-penser” ambiant, cherchant désespérément une représentation moderne du “bon Islam” : “il y a de nombreux penseurs modernes et audacieux (Arkoun, El Fadl, Sorouch, Kadivar). La question n’est pas celle des auteurs, mais des lecteurs. Pourquoi les réformateurs sont-ils si peu lus ? Parce que leur approche, qui vise justement à mettre en place un nouveau savoir académique, n’intéresse guère des acteurs qui sont au contraire dans un bricolage et l’instrumentalisation d’un islam à usage immédiat (…) La crise de l’autorité et la fragmentation qui caractérise l’islam aujourd’hui ne sont pas favorables à la diffusion d’une nouvelle théologie ”.
Les idées sont clairement exposées : Mohamed Arkoun serait devenu l’un des réformateurs providentiels dont la communauté musulmane, “bricolant” entre texte et contexte, ignore la capacité à formuler une “nouvelle théologie”. Olivier Roy fait ici preuve d’un oubli très surprenant des efforts entrepris par de nombreux penseurs tels Tarek Oubrou(2), Tarek Ramadan(3) (cité seulement de facon anecdotique), ou même d’institutions telle que Dar el-fatwa(4).
Roy met en évidence le fait qu’un nombre conséquent de personnes impliquées dans les attaques du 11 septembre 2001, affiliées au GIA ou à Al Qaeda, se sont réislamisées en Occident ou en sont directement issues, ce qui est exact. Mais le regard reste incomplet si d’autres expériences de réislamisation ne sont pas mises en évidence. L’auteur ignore-t-il la representativité sur le terrain de mouvements comme les JMF (Jeunes Musulmans de France)(5) ou de l’UJM (Union des Jeunes Musulmans)(6), participant tous deux activement aux débats sur l’intégration de l’islam dans l’espace laïque et républicain, envisageant ainsi leur environnement au travers des lunettes de la citoyenneté ? Peut-on faire l’économie de telles mentions sans risquer de donner une image biaisée de la réislamisation des jeunes, au moins en France ?
(1) L’échec de l’islam politique, Le Seuil, 1992.
(2) Loi de Dieu, loi des hommes, Leila Babes, Tarek Oubrou.
(3) Les musulmans dans la laïcité, Tarek Ramadan, Tawhid.
(4) Créée par l’Union des Organisations Islamiques d’Europe, travaillant à l’adaptation du droit musulman en Europe.
(5) Organisation créée en 1993 et gérant plus d’une quinzaine de sections à partir des grandes villes françaises.
(6) Très active dans la région Rhône-Alpes.

